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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/126

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comme un grenadier. Ce changement fut dû. à la visite d’une tante Ellénor, sœur de mon père et qui était venue faire « une saison » à Scheveningen avec son mari. Elle vint seule à l’improviste surprendre mon père, et découvrit, avant même qu’il pût aviser aux moyens de prolonger sa supercherie, que son neveu était une nièce. Ma tante reprocha vivement à mon père ses façons d’agir, exigea qu’on m’envoyât en pension, me remit cinquante livres pour mon trousseau, et me promit le même cadeau chaque année, si je me conduisais bien et si je prenais les manières d’une jeune fille bien élevée.

Me voilà donc au pensionnat. Je n’y pus tenir plus d’une année. En classe, j’étais au premier rang, car j’étais plus instruite que les premières élèves ; mais, dès qu’il s’agissait d’ouvrages de main, j’étais d’une maladresse insigne, je brouillais les écheveaux, je cassais les aiguilles, je déchirais les étoffes, et je devenais furieuse dès qu’on me grondait. Je me battis avec une sous-maîtresse, je distribuai des soufflets à mes camarades, qui m’appelaient toujours le « major Frans, » ayant appris je ne sais plus comment que tel était mon surnom. Au bout de six semaines, je m’étais évadée, et je fus ramenée de force par mon père ; au bout de l’an, je fus renvoyée comme intraitable et incorrigible. Et pourtant l’occasion de mon renvoi fut une injustice. Tout en restant indisciplinée et revêche, j’avais pris goût à la musique, j’aimais à chanter et à jouer du piano ; le maître de musique était le seul qui ne se plaignît pas de moi. Au contraire il ne cessait de faire mon éloge, et un beau jour, comme nous étions seuls à répéter un morceau assez difficile, il fut si enchanté… qu’il m’embrassa.

— Le misérable !

— Cette impudence éveilla en moi un sentiment que je n’avais pas encore connu, celui de la dignité féminine, et je répondis à son insolence par un soufflet vigoureux, accompagné d’une couple d’expressions qui n’appartenaient pas précisément au vocabulaire de la pension. Vert-Vert ne fit pas plus de sensation dans son cloître. Mon soufflet et mes exclamations retentirent jusque dans la salle voisine. Les élèves, bientôt la maîtresse, accoururent. Le maître de musique prétendit que je m’étais emportée pour une simple réprimande qu’il avait dû m’adresser. Je compris que le malheureux devait mentir pour ne pas perdre son gagne-pain, cette idée paralysa ma langue, et madame exigea que je fisse des excuses au musicien. — Jamais ! — fut ma réponse, et c’est en vain qu’on me menaça des punitions les plus sévères, on n’obtint rien. Je fus enfermée, mise au pain et à l’eau, tout fut inutile, et c’est alors que la maîtresse de pension écrivit à mon père qu’elle ne pouvait plus me garder.