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LE MAJOR FRANS.

mon fleuret se brisa contre sa poitrine, la violence du coup fit que la pointe pénétra ses chairs, et un mince filet de sang jaillit sur sa chemise. J’étais folle de douleur et de repentir. Au même instant, sir John et mon grand-père parurent. — Ce n’est rien, messieurs, leur dit-il, une simple égratignure, une petite satisfaction que je devais à Frances, et qui peut-être la guérira de son goût pour des armes si peu féminines.

— Jamais, jamais je n’y retoucherai, criai-je en voyant avec terreur que le mouchoir qu’il avait appliqué contre la blessure s’était en quelques secondes tout rempli de sang. — Et je me suis tenu parole,… ce qui n’empêche que ma réputation de duelliste fut bel et bien établie. Charles Felters et le domestique de lord William ne manquèrent pas de jaser. Je m’en aperçus bien à la manière dont depuis lors je fus reçue dans la ville. Lord William ne voulut pas qu’on appelât de médecin ; il regagna sa chambre et fit panser par son serviteur sa blessure, qui heureusement n’était pas dangereuse. Je m’enfuis dans la mienne avec des remords de Caïn. J’étais résolue à me jeter à ses pieds, à implorer son pardon ; mais la détente était venue, je tombai sur un canapé où je dormis d’un sommeil fiévreux qui effraya ma femme de chambre, mais dont rien ne put me faire sortir pendant plusieurs heures. Quand enfin je me réveillai, lord William était parti. Je fis une maladie sérieuse. Dès que cela fut possible, mon grand-père me transporta à Werve pour me procurer un air plus pur. Sir John me dit, quand je fus rétablie, que lord William avait certainement fait preuve d’une grande complaisance en se laissant toucher par moi, car déjà à Eton il était de première force en escrime, et son départ d’Angleterre avait été précédé d’un duel qu’il avait eu avec un capitaine des horse-guards, lequel était resté sur le terrain. — En bonne justice, ajouta-t-il, il aurait encore mieux fait de tuer sa femme, aucun jury anglais ne l’eût condamné après ce qui s’était passé. Maintenant il est réconcilié avec elle, du moins en apparence ; il m’écrit qu’il va voyager et toujours voyager.

— Et vous n’avez plus entendu parler de ce milord ? dis-je à Frances après ce long récit que j’avais écouté avec autant de tristesse que d’attention.

— Jamais. Je ne sais pas même le nom de sa famille ; puis les événemens s’entassèrent. Mon père mourut subitement peu de temps après ; mon grand-père monta en grade. Je partis avec lui pour Z…, où je me promettais d’inaugurer un genre de vie tout autre ; mais on n’efface pas si aisément les traces d’un tel passé… Nous voici près de la maison, ces messieurs prennent déjà le thé. Léopold, je me suis soulagée en vous confiant ainsi mes secrets ; une autre fois, je vous en dirai plus long ; mais ne me parlez pas sans y