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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/14

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qu’elle nous paraît absolument chimérique en psychologie.

M. Darwin pose cet axiome, qu’un animal quelconque, doué d’instincts sociaux prononcés, acquerrait inévitablement un sens moral ou une conscience, aussitôt que ses facultés intellectuelles auraient acquis un développement analogue ou proportionnel à celui qu’elles atteignent chez l’homme. Je souscris volontiers à cette proposition. Il est évident que, si l’animal pouvait devenir raisonnable, il serait par là même un homme, et la raison acquise ou conquise deviendrait immédiatement chez lui faculté juridique; mais la question est de savoir si l’animal a pu jamais dépasser les limites de l’expérience sensible ou de l’instinct et atteindre à ce degré où l’intelligence, concevant le nécessaire, dit: «Il faut que cela soit ainsi, » et concevant l’obligation, dit : « Je dois. » C’est ce progrès que l’induction déclare impossible, que dément l’histoire de tous les siècles, l’expérience prolongée aussi loin que possible en arrière, c’est ce progrès que M. Darwin fait franchir à un animal idéal qui ne s’est jamais vu, qui ne se verra jamais.

Parcourons les diverses étapes par lesquelles doit passer une pareille hypothèse. La sociabilité, nous dit-on, existe chez plusieurs espèces d’animaux comme chez l’homme. Cet instinct, dû à des causes complexes qui se perdent dans le lointain des âges et dans les origines reculées des espèces, fait éprouver à l’animal du plaisir à vivre dans la société de ses camarades et à leur rendre divers services. Les animaux supérieurs vont jusqu’à s’avertir réciproquement du danger, à l’aide des sens de tous, unis, associés pour l’œuvre de la défense commune et de la protection réciproque. Supposez maintenant (qui vous en empêche?) que les facultés intellectuelles de cet animal sociable se développent indéfiniment, que son cerveau soit incessamment parcouru par les images de ses actions passées et des causes de ces actions; il s’établirait une comparaison entre celles de ses actions qui ont eu pour mobile l’instinct social, toujours actuel et persistant, et celles qui ont eu pour mobile un autre instinct, momentanément plus fort, mais non permanent, comme la faim, la soif, l’appétit du sexe ou tout autre instinct individuel. De cette comparaison résulterait un sentiment de mécontentement qui survivrait dans l’animal à la satisfaction passagère de l’instinct égoïste, à la défaite de l’instinct permanent. Ce sentiment serait aussi durable que l’instinct social lui-même; ce serait le regret, tout prêt, sous des influences nouvelles, à se modifier et à devenir le remords. Là serait l’origine et le début du phénomène moral, qui se résout ainsi dans une lutte entre les instincts égoïstes et l’instinct social, et dont la sanction est uniquement le caractère durable du sentiment de regret quand l’instinct social a cédé à la prédominance momentanée d’un autre instinct. — A vrai dire, il n’y a pas