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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/254

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nobles ont seules le souvenir de leur provenance, et encore cette noblesse, tout entière d’origine normande, souabe ou espagnole, n’a-t-elle la prétention de représenter qu’une situation sociale supérieure et la grande propriété. Elle est profondément sicilienne et ne se sépare en rien des destinées du pays.

Ce qui domine évidemment dans ce mélange de races, c’est l’élément arabe ou plutôt berber et l’élément gréco-byzantin, le premier l’emportant dans l’ouest, le second dans l’est de l’île. En traversant les villages de la pointe occidentale, vers Alkamo, on se croit parfois en Barbarie. Les femmes vivent dans une demi-retraite ; le sentiment de l’indépendance tourne facilement au banditisme. À Syracuse au contraire, on est en Grèce. Les femmes vous accueillent d’un air souriant, on trouve plus d’humeur facile et de gaîté. Ces analyses sont difficiles et toujours sujettes à bien des réserves. Ce qui est clair, c’est le résultat d’ensemble. Un caractère ardent, passionné, généreux, libéral, plein de feu pour ce qui est noble et beau, un tempérament où le cœur surabonde et devance parfois la réflexion, voilà la nature sicilienne. La passion profonde de l’Arabe et le libéralisme grec s’y réunissent. En somme, si l’on veut voir la vie grecque se prolonger encore de nos jours, c’est en Sicile, c’est dans la baie de Naples qu’il faut aller. La Grèce proprement dite a été trop dépeuplée, il s’y est fait trop de substitutions de races. Ici, au contraire, la verve, l’élan primitif, l’abondance facile ont survécu à toutes les aventures historiques et s’épanouissent encore sous nos yeux.

Une aisance surprenante, parfois un peu de présomption, sont le fruit du haut sentiment que le Sicilien a de sa noblesse. L’idée qu’il est inférieur à qui que ce soit ne lui vient jamais. Les mièvreries que nous appelons réserve et discrétion sont chez nous le reste d’une longue inégalité sociale. Le Grec non plus ne connaît pas de pareilles timidités. D’abord je fus surpris de ces lettres innombrables, de ces cosmogonies, de ces traités « de l’univers, » « de la nature des choses, » de ces projets de réforme universelle, que je recevais chaque jour. Il est rare chez nous qu’un inconnu vienne vous dire : « Votre philosophie est la mienne, » ou bien « Vous êtes du petit nombre de ceux qui sont arrivés au juste concept du créé. » Puis on se souvient qu’on est en Grèce, que les choses se passaient ainsi du temps d’Empédocle, et que c’est grâce à cet éveil que l’humanité s’est engagée à la recherche des causes. La Sicile est peut-être le pays où le goût de la spéculation est le plus naturel. Si quelque chose peut encore nous donner l’idée d’un pays où, comme en Grèce, le goût des belles choses était le fait de tout un peuple, et où la différence de culture entre les classes inférieures et les autres