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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/274

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Mme Geoffrin, dont le nom est partout entre 1750 et 1775, dont le salon est un des premiers dans un temps où les salons sont presqu’une institution, à un moment où la France semble se consoler, par l’éclat de son influence sociale et intellectuelle, du déclin de son influence politique. Régner dans ce monde oublieux et facile quand on a le prestige de la naissance et de la position, ou les ressources de l’opulence, ou les séductions de la beauté, ou la supériorité de la grâce et de l’intelligence, ce n’est point un miracle. N’avoir ni la naissance, ni le rang, ni la jeunesse, ni la beauté, ni un esprit brillant, ni même une fortune démesurée, et arriver néanmoins à être une puissance reconnue, flattée, attirant à elle tout ce qui a un nom, courtisée de loin par les têtes couronnées elles-mêmes, voilà le difficile, — et c’est précisément la destinée de Mme Geoffrin d’avoir résolu ce singulier problème, d’avoir triomphé de tout.

Elle sortait en réalité de la bourgeoisie la plus obscure, elle était la fille d’un valet de chambre de la dauphine, et par son mariage elle n’était rien de plus que la femme d’un manufacturier de glaces, riche, laid et nul, bonhomme à qui on donnait à lire plusieurs fois de suite le même volume d’un ouvrage et qui trouvait que le livre avait du mérite, mais que l’auteur se répétait un peu. Cet honnête mari ne fit jamais de bruit dans la maison, il disparut comme il avait vécu, et comme on demandait des nouvelles de cet inconnu qu’on ne voyait plus, la bonne dame répondit : « C’était mon mari, — il est mort! » Il avait donné à sa femme son nom, une large aisance et une fille qui devint la marquise de La Ferté-Imbault. Mme Geoffrin n’avait pas de naissance, elle n’avait pas non plus d’instruction. Ce qu’elle savait, elle le tenait d’une grand’mère qui était d’avis que sa petite-fille en saurait toujours assez, si elle avait de l’esprit, qui s’était surtout appliquée à former son jugement, et à son plus beau temps Mme Geoffrin ne se piquait pas d’être instruite, témoin ce jour où, importunée de flatteries par un Italien qui vantait son savoir et ses perfections, elle répliquait vivement: « Mais, monsieur, je ne suis pas savante, mon suffrage n’est rien. Je ne sais pas l’italien,... je ne sais même pas l’orthographe... » De la beauté, Mme Geoffrin n’en eut jamais, et je ne sais trop ce que signifie cette plaisante exclamation prêtée par Diderot à Greuze : « Mort-Dieu ! si elle me fâche, qu’elle y prenne garde, je la peindrai ! » On dirait presqu’une menace de représailles. Enfin, quand Mme Geoffrin parut tout à fait sur la scène, elle n’était plus jeune, elle touchait au demi-siècle, elle datait de 1699, et elle en prenait gaîment son parti; elle se serait vieillie plutôt que de chercher à se rajeunir, elle semble avoir été toujours vieille. Comment donc s’explique cette fortune?