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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/349

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d’Argenteuil, y regrette amèrement le bonheur perdu, s’étonne de ne recevoir d’Abélard aucune marque d’intérêt et refuse de se faire religieuse, jusqu’au jour où une lettre d’Abélard, apportée par le fidèle Hilaire, lui demande cette nouvelle preuve de son dévoûment. Héloïse alors obéit comme toujours à son maître, avec douleur, mais avec une tendre résignation. Cependant Abélard, qui a aussi prononcé ses vœux, fonde le couvent du Paraclet, entouré de ses disciples, et cherche à oublier son malheur dans des rêves de puissance et de domination sur les intelligences; mais sa glose sur la trinité n’est pas orthodoxe, l’accusation d’hérésie commence à l’atteindre et il est sommé de comparaître devant le concile de Sens, à sa grande satisfaction, tant il se croit sûr de la victoire, mais à l’effroi de ses disciples, plus prudens que lui et qui connaissent mieux ses ennemis.

M. de Rémusat trouvait là une occasion de mettre en scène une de ces solennités religieuses et politiques qui plus d’une fois ont attristé les pages de l’histoire. Il l’a saisie avec une incontestable supériorité. C’est au milieu des agitations du peuple rassemblé en foule devant la cathédrale que s’ouvre le concile. Le peuple est curieux de voir Abélard dont on parle tant; mais il n’est pas moins curieux de voir Bernard de Clairvaux, le roi, la cour et la procession du concile. Les accusations d’hérésie, de sorcellerie portées contre Abélard ont d’ailleurs fait leur chemin, et c’est en vain que, par l’avis de Manégold, il a cherché à s’aboucher avec quelques hommes énergiques des classes populaires, et à s’assurer l’appui du chancelier. Pour triompher de ses ennemis, il ne lui reste qu’une ressource, l’influence de la parole; mais Bernard est trop habile pour la lui laisser, et il fait décider par le concile, malgré l’avis de l’archevêque de Sens, que l’on se bornera à lire à Abélard la liste de ses erreurs, et que la seule question qui lui sera posée est celle de savoir s’il se rétracte et s’il se repent. « Le concile, dit-il, n’est pas une école, c’est un tribunal; la défense de l’hérésie est pire que l’hérésie même. On s’en rend complice quand on la tolère. » Abélard réclame, il proteste; il en appelle au roi, présent au concile; mais ce roi n’est plus le sage Louis VI, et il n’est pas écouté. Saint Bernard l’interrompt avec violence et lui ferme la bouche; puis la condamnation est prononcée. On le force à brûler ses livres de ses propres mains, et c’est à peine si lui, naguère si populaire, il peut échapper aux violences d’une multitude en fureur. Saint Bernard au contraire se retire au milieu d’une foule enthousiaste qui lui demande à genoux sa bénédiction.

Il y a au théâtre bien peu de scènes d’une aussi grande portée, et où les ressorts secrets du cœur humain soient plus habilement mis en jeu. Depuis saint Bernard jusqu’à l’homme du peuple ignorant