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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/356

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tramait; mais cette idée fatale, qu’il ne fallait pas donner le signal de la guerre civile, prédominait dans la majorité, qui refusait de croire au danger, tandis que la minorité craignait surtout les complots des royalistes. Jamais, disait-on, l’armée ne prendra les armes contre l’assemblée, et au besoin les soldats trouveraient au milieu d’elle des généraux qu’ils connaissent et qui les rappelleraient à leur devoir. « Nous donnons tous les jours la main à Pichegru, » me disait mélancoliquement M. de Rémusat, se souvenant que, la veille du 18 fructidor, Pichegru aussi se croyait sûr d’entraîner l’armée du directoire. Après le rejet de la proposition des questeurs, il ne douta plus du résultat et tint pour certain qu’il ne nous restait qu’à mourir avec honneur.

C’est encore lui qui, dans la matinée du 2 décembre, vint m’annoncer le coup d’état et l’arrestation de M. Thiers. Puis nous nous retrouvâmes chez M. Barrot, chez M. Daru, à la mairie du Xe arrondissement, où nous votâmes ensemble la mise en accusation du président, enfin à la caserne du quai d’Orsay, d’où nous fûmes conduits à Mazas dans la même voiture cellulaire. Il sortit de prison plus tôt que moi ; mais nos deux noms furent inscrits l’un à côté de l’autre sur la liste d’exil. Avant qu’il quittât Paris, il lui fut insinué plus d’une fois que le décret d’exil ne serait point exécuté, s’il voulait faire le plus petit acte de soumission au pouvoir nouveau ; il avait l’âme trop haute pour se prêter à ces sortes de capitulations, et nous partîmes ensemble pour la Belgique avec trois de nos amis, M. Jules de Lasteyrie, M. Chambolle, M. Creton, exilés comme nous. Arrivés à Bruxelles, nous prîmes un appartement en commun, M. de Rémusat et moi, et je puis dire que cette communauté était pour moi un grand adoucissement aux douleurs de l’exil. S’il est vrai que l’on se connaisse mieux après un voyage de quelques jours que si l’on vivait longtemps ensemble sans autres relations que les relations ordinaires, cela est bien plus vrai encore quand on est rapproché par l’exil et quand on peut à chaque instant se communiquer ses impressions. Chaque jour d’ailleurs nos amis se rassemblaient à notre table. Nous causions ensemble des fautes du passé, des tristesses du présent, des espérances de l’avenir, car nous ne voulions pas croire que la France persistât longtemps dans son aveuglement. Il nous semblait que, remise de ses alarmes, elle se souviendrait de son histoire et se hâterait de secouer le joug odieux qui venait de lui être imposé. Le moins confiant d’entre nous était M. de Rémusat. A l’entendre, la passion du repos remplaçait la passion de la liberté, et la France avait horreur de toute secousse nouvelle. Aussi, quand un des chefs du parti républicain, M. Charras, nous disait « qu’il y en avait pour dix ans, » M. de Rémusat était-il disposé à le croire. M. Charras ne disait pas assez,