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« La Russie ne saurait éprouver aucune alarme de la puissance de la Prusse[1], » disait le prince Gortchakof en réponse aux représentations qui lui furent faites dès les premiers jours de l’incident Hohenzollern sur « le danger qui résulterait pour la Russie de l’agrandissement de la Prusse et de l’extension de son influence en Europe. » Quant à la candidature espagnole du prince prussien, le chancelier rappelait que, « lorsque le prince Charles de Hohenzollern devint (en 1866) souverain de Roumanie avec l’appui de la France et malgré la Russie, cette dernière s’était bornée à des remontrances et avait ensuite accepté le fait; il ne voyait pas pourquoi aujourd’hui la Prusse pourrait être davantage responsable de l’élection d’un autre membre de la famille royale au trône d’Espagne. » Ainsi parlait déjà le ministre du tsar au début même du conflit, le 8 juillet 1870, avant la renonciation du prince Antoine, avant tout emportement du cabinet des Tuileries et au moment où l’Europe donnait encore raison aux susceptibilités légitimes de la France. Lorsque vint bientôt l’heure de l’aveuglement et du vertige, et que le gouvernement de Napoléon III perdit tout le profit d’un grand succès diplomatique par son langage provocant devant le corps législatif, par ses exigences d’Ems et sa fatale déclaration de guerre (15 juillet), il n’était plus permis de se faire les moindres illusions sur les sentimens véritables du cabinet de Saint-Pétersbourg. « N’en déplaise au général Fleury, écrivait avec humeur M. de Beust au prince de Metternich le 20 juillet, la Russie persévère dans son alliance avec la Prusse, au point que dans certaines éventualités l’intervention des armées moscovites doit être envisagée non pas comme probable, mais comme certaine. » C’est que, aussitôt après la déclaration de guerre du 15 juillet, le gouvernement russe avait adressé à Vienne l’avertissement très clair et très catégorique qu’il ne permettrait pas à l’Autriche de faire cause commune avec la France; le général Fleury dut même bientôt s’estimer heureux d’avoir obtenu du moins que cette clause dirimante touchant l’empire des Habsbourg ne fût pas mentionnée explicitement dans la déclaration de neutralité que l’empereur Alexandre II fit publier le 23 juillet[2].

« La Russie nous a fait beaucoup de mal, » s’écrie le duc de

  1. Dépêche de sir A. Buchanan, Saint-Pétersbourg, 9 juillet 1870, — Pour les détails de ces années 1870-71, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à l’ouvrage si instructif de M. A. Sorel, Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, Paris, Plon, 1875, 2 vol. — Nous n’aurions que deux réserves à faire à l’égard d’un livre écrit avec autant de sincérité dans les recherches que d’élévation d’esprit : l’auteur montre un faible prononcé pour « la diplomatie de Tours, » et restreint beaucoup trop les visées originelles du prince Gortchakof dans sa connivence avec la Prusse depuis 1867.
  2. Dépêches de sir A. Buchanan du 20 et 23 juillet. — Valfrey, Histoire de la diplomatie du gouvernement de la défense nationale, t. Ier, p. 18.