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Pour finir l’histoire de ces efforts infructueux, il faut encore mentionner un ouvrage qui parut en 1772 à Modène, et qui est peut-être le plus faible de tous. Il a pour titre : Della Lingua de’ primi abitatori dell’ Italia. C’est l’œuvre posthume du jésuite Stanislas Bardetti. L’auteur explique la même inscription que Lami, et, lui aussi, il suppose un récit historique parlant de guerre et d’exil. Ce qui le distingue de ses prédécesseurs, c’est qu’il interprète principalement l’ombrien à l’aide de l’anglo-saxon, du vieux haut-allemand et du celtique.

Il n’est pas défendu, en un pareil sujet, de chercher des enseignemens de plus d’une sorte. Un problème moral qui se présente naturellement, c’est de savoir comment des hommes d’ailleurs érudits et sérieux arrivent à produire, sans le vouloir, de telles chimères. Les erreurs des sens nous aideront à le comprendre. M. Alfred Maury, dans son livre du Sommeil et des Rêves, raconte qu’il a observé sur lui-même comment se produisent les illusions d’optique. « Ainsi, dit-il, ayant la vue très basse, je me rappelle avoir cru un jour sur le Pont-Neuf apercevoir un cuirassier à cheval dont je m’imaginais distinguer tout le costume, le casque, le plumet, la cuirasse et l’habit. En m’approchant de ce prétendu cavalier, je reconnus un commissionnaire qui portait sur ses crochets une énorme glace. Les reflets de celle-ci et l’élévation à laquelle elle se dressait au-dessus du portefaix avaient causé toute l’illusion. » M. Maury ajoute qu’en pareil cas l’erreur est double, erreur des sens, erreur mentale. L’esprit, avec une complaisance dont nous n’avons pas conscience, achève le dessin, dont une impression plus ou moins juste a fourni les premiers linéamens. Le même fait se produit en rêve, où, comme le remarque Aristote, nous pensons autre chose encore au-delà des images qui nous apparaissent. Telle est, quand on y regarde de près, l’histoire des traductions que nous venons de rappeler. L’exil et le désespoir des habitans d’Iguvium, si vivement décrits par l’abbé Lami, viennent des premiers mots de l’inscription : esunu fuia, qu’il traduit par exeunt fuga (ils sortent en désordre), et du mot uhtur, qu’il rend par ultor (vengeur)[1]. De même les litanies de Bourguet ont en grande partie leur origine dans les deux mots arcani canctu, qu’il croyait signifier « chant mystérieux, » tandis qu’ils veulent dire : « qu’il s’accompagne du chant. »

Personne n’est absolument sûr de ne pas tomber plus ou moins dans les mêmes pièges. Aussi le philologue et l’historien doivent-ils toujours être en garde contre ce genre d’illusion. Tandis que l’artiste

  1. Il faut traduire « qu’il y ait un sacrifice. » Uhtur est le mot latin auctor.