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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/823

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De Kolomea, un district de la Galicie. Ce théâtre étroit suffit au déploiement de toutes les passions humaines, rajeunies pour ainsi dire par le prestige de la couleur locale. Telle meunière porte sous sa tunique de peau de mouton l’âme de la grande Catherine, tel bandit a toutes les aspirations d’un conquérant, tel cabaretier juif résume en lui seul l’histoire entière de sa race persécutée, rampante, avide, haineuse, et si forte encore malgré l’abjection où l’ont jetée les insultes et les coups de fouet ; tous ces paysans petits-rus-siens sont beaux dans leur humilité mélancolique à l’égal de leurs pères les haydamaks, dont les Polonais n’ont pas oublié l’indomptable bravoure ; ce sont les mêmes traditions pastorales et guerrières conservées pieusement d’âge en âge. Le tableau qu’en traça Sacher-Masoch dans une série de récits marqués au coin d’un génie sauvage fut vivement goûté par le public français aussitôt qu’une traduction lui permit de l’apprécier. Il n’en avait pas été de même en Allemagne. Mille détracteurs s’étaient levés dès l’apparition du Legs de Caïn, qu’un critique autorisé, Gottschall, avait cependant proclamé tout d’abord une théodicée romanesque, une Divine Comédie en prose. La foule cria anathème au nom des principes du christianisme, tandis que le parti des libres penseurs compromettait le poète en le couronnant de lauriers au nom de Schopenhauer et de Darwin. C’était des deux côtés une guerre de pédans bien vaine. Mieux eût valu s’en tenir à estimer dans ces contes, dont le pessimisme ne nous parait pas plus odieux en somme que celui du Don Juan de lord Byron ou des écrits renommés de Hawthorne, la beauté incomparable des descriptions, l’étude puissante et fine à la fois des caractères, le sentiment profond de la nature, surtout une saveur franche et toute nouvelle, une sincérité d’impressions, qui nous fait croire volontiers ce que l’auteur affirme, qu’ils sont tracés avec le sang même de son cœur. Du reste il est probable que M. Sacher-Masoch lui-même se trompe sur ce qui fait sa propre valeur. Il croit relever de l’idéalisme parce qu’il prend toujours pour point de départ de ses œuvres une idée abstraite que ses personnages ont mission de développer ; mais ce qui nous captive, ce ne sont pas les théories philosophiques et sociales qu’il met dans leur bouche, théories souvent suspectes, ce sont les personnages eux-mêmes, les nuances subtiles de leurs sentimens et de leurs passions. On ne se rappelle pas comme des êtres de fiction, comme des héros ou des héroïnes de roman ordinaires, le don Juan de Kolomea racontant entre le rire et les larmes, dans une auberge de village, l’histoire de ses changeantes amours, ni Catherine, la paysanne devenue grande dame, passant dans son traîneau magnifique auprès du feu de bivac de la garde rurale, où le capitulant qu’elle a