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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/843

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responsables de leurs propres vices notre littérature, dont on ne parle chez eux que les yeux baissés, et notre théâtre, qu’ils ne connaissent guère que par les opérettes, de légères devenues ignobles, grâce à une lourde traduction et au jeu brutal de leurs acteurs. Du reste leurs opinions sont celles de moutons de Panurge, car, si l’Allemagne est le pays qui compte le plus de gens ayant appris à lire, il n’y en a pas où on lise moins. Tout cela est piquant, mais il eût mieux valu nous le montrer par des faits au lieu d’en faire un sujet de harangues. La muse de Sacher-Masoch ne manie pas très adroitement le fouet de Juvénal, et, disons-le à sa louange, elle est mal à l’aise dans la mauvaise compagnie où elle s’est un moment fourvoyée ; elle nous rappelle cette belle fille du soleil, la Graziella de Lamartine, qui, ayant emprisonné ses grâces robustes dans les atours d’une poupée à la mode, est défigurée par cette parure d’emprunt. Qu’elle retourne dans le milieu où elle est née, pour lequel elle est faite, et où elle a puisé déjà de si admirables inspirations. M. Sacher-Masoch, quelque bruit qu’ait déjà fait son nom, n’est encore qu’au début d’une carrière qui lui réserve certainement de nouveaux et nombreux succès. Les défauts que nous avons pu lui reprocher sont des défauts de jeunesse : excès de fougue, disposition généreuse en somme à s’éprendre de réformes, de découvertes, d’idées nouvelles. Le calme et la maturité du jugement, une physionomie morale pour ainsi dire plus nette et mieux accusée, lui viendront avec les années sans que l’on puisse craindre de voir diminuer le trop-plein de vigueur de son style et de ses conceptions. Depuis son mariage avec la baronne Wanda de Dounajew, qui est elle-même un écrivain distingué, M. Sacher-Masoch s’est définitivement fixé en Styrie, et y a trouvé, nous dit-il, la réalisation d’un de ses rêves les plus charmans, le Conte bleu du bonheur. Les vertes montagnes, les forêts profondes de ce pays, lui rappellent ses Carpathes natales, et le chant de l’alouette dans le sillon lui plaît mieux que la musique de Wagner. Il aime toujours aller à la découverte en compagnie de son fusil et de son chien, comme le seigneur curieux et débonnaire de la Justice des paysans. Nous ne doutons pas que le résultat de ces courses errantes ne soit une suite prochaine aux deux premières parties du Legs de Caïn ; elle sera digne du commencement, si l’auteur sait s’en tenir à l’observation pénétrante de la nature et de l’âme humaine, s’il se méfie du travail hâtif, et si, se dégageant de toute imitation, il met sa gloire, comme autrefois, à rester lui-même, je veux dire tel qu’il s’est révélé dans les récits qui ont fait sa réputation parmi nous.


TH. BENTZON.