Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/860

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Oak, et, comme celui-ci, Boldwood oublie de prononcer le mot décisif, le seul qui pourrait faire pencher la balance de son côté. S’il aime Bathsheba, c’est, dit-il, parce qu’elle lui est devenue nécessaire. La force de l’argument échappe à la fermière. Embarrassée de cet hommage, elle demande du temps pour réfléchir. Les remords, car elle en éprouve, la pousseraient peut-être à accepter un mariage de raison ; mais le troisième larron va venir. Il arrive de la caserne de Casterbridge, dans le brillant costume écarlate des dragons de la garde, avec les trois chevrons de son grade au bras. Un soir qu’elle venait de faire sa ronde, ignorant qu’un autre prenait fidèlement ce soin pour elle, un soir, en traversant le petit bois de pins qui protège la vieille ferme contre les coups du vent, Bathsheba embarrasse sa robe dans l’étroit sentier à l’éperon du sergent Troy. Effrayée et confuse, elle veut fuir ; mais la guipure résiste, et la robe est toute neuve. Une autre raison qui la retient peut-être plus qu’elle ne croit, c’est que le dragon, beau parleur, à mille complimens assez soldatesques a mêlé l’expression d’une admiration qui n’est pas jouée. Tandis que Gabriel et Boldwood n’avaient su lui parler que de son bonheur futur dans leur compagnie et de leur profonde affection, il lui a parlé de sa beauté. Ce miel tout grossier l’a enivrée d’abord ; elle pourra bien dégager son vêtement, mais son cœur reste pris.

Au reste, ce n’est pas un soldat vulgaire que le nouveau-venu, et, s’il a quelques peccadilles sur la conscience, en revanche il a si bon caractère. Il a déjà séduit, il est vrai, une fille de la contrée qui a disparu, mais il ne demandait pas mieux que de l’épouser : il l’a même attendue toute une heure à l’église, où elle ne s’est pas rendue. C’est un homme pour qui les souvenirs sont un embarras et les préoccupations une superfluité, pour qui le passé se réduit à hier et l’avenir à demain, un homme dont le jugement et les penchans n’ont entre eux aucune influence réciproque, vu qu’ils se sont séparés depuis longtemps de consentement mutuel. Comme le vice est chez lui affaire de premier mouvement et la vertu le résultat d’une froide méditation, il arrive souvent que cette dernière a une tendance modeste à rester invisible. Sa mère, institutrice parisienne, lui avait légué le don des paroles dorées, et comme il n’en avait pas trouvé l’emploi chez l’attorney où, devenu orphelin, on l’avait mis en apprentissage, il s’était engagé dans l’armée. Bien élevé pour un homme de la classe moyenne, il l’était extraordinairement pour un soldat. Il s’exprimait avec facilité et babillait sans cesse, ce qui lui permettait d’être tout différent de ce qu’il paraissait, par exemple de parler d’amour et de penser à son dîner, de se montrer empressé à payer et d’être bien résolu à faire des dettes.