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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/586

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vivre ? enfin quel était son vice ou son faible ? Ce n’est qu’après avoir groupé tous ces renseignemens et obtenu la réponse à toutes ces questions, dont quelques-unes semblent tirées du sommaire d’un examen de conscience, qu’on peut suivant Sainte-Beuve « juger chaque ouvrage d’un auteur en le replaçant à son vrai point de vue, sans courir le risque en le jugeant d’inventer des beautés à faux et d’admirer à côté, comme cela est inévitable quand on s’en tient à la pure rhétorique. »

Telle est la méthode. On voit du premier coup d’œil par où elle se distingue de celle que les Geoffroy et les La Harpe pratiquaient au commencement du siècle, et même de celle de M. Villemain ; mais elle tend sensiblement à se confondre avec celle qui a été affirmée par M. Taine. Elle s’en distingue cependant en deux points. La critique de Sainte-Beuve est moins physiologique et moins fataliste que celle de M. Taine. Elle est moins physiologique, car les questions de climat, de race et de tempérament ne lui apportent dans l’étude d’un auteur et dans l’appréciation de ses œuvres qu’une des données du problème à résoudre, tandis que peu s’en faut qu’aux yeux de M. Taine elles ne renferment la solution du problème tout entier. Elle est moins fataliste, car, ces facteurs du problème une fois rassemblés, Sainte-Beuve fait encore dans la solution définitive une part très grande « à ce qu’on nomme liberté, et qui dans tous les cas suppose une grande mobilité de combinaisons possibles, » tandis que M. Taine tend à faire résulter l’individu de tous ces élémens réunis comme d’une combinaison d’élémens chimiques ; toutefois la pente est visiblement la même, et je n’aurais pas été étonné, si Sainte-Beuve eût vécu, qu’il se fût piqué de réduire cette part de combinaisons possibles et d’enfermer dans un cercle de plus en plus étroit le jeu de ce qu’il lui répugnait d’appeler nettement la liberté. Il se piquait en effet, dans ce qu’il nommait ses jours de grand sérieux et dans ce que j’appellerai ses jours de grande raillerie, de prédire l’avènement d’une science où les grandes familles des esprits et leurs principales divisions seraient déterminées et connues. La science du moraliste actuel aurait été selon lui, par rapport à l’inventeur de cette science future, ce qu’était la botanique avant Jussieu et l’anatomie comparée avant Cuvier. Cette idée d’une classification scientifique, d’une botanique ou d’une anatomie comparée des esprits n’était pas sous sa plume une brillante fantaisie. Il développait souvent cette hypothèse avec complaisance, et il avait fini par en admettre la réalité. De là à supprimer complètement le jeu des combinaisons possibles et à enfermer chaque esprit dans une classification infranchissable en supprimant toute action du libre arbitre et de la volonté sur ses évolutions, il n’y a qu’un pas. Ce pas sera peut-être franchi un jour par quelque