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révolutionnaire avait pris fin. Quelques-uns de ses compagnons d’exil étaient parvenus, grâce à la connivence tacite du premier consul, à se faire rayer de la liste des émigrés ; mon père se sentit dévoré du désir de rentrer en France et de revoir sa famille. Au commencement de 1800, il se rendit à Hambourg, puis en Hollande, qui lui avait été désignée comme la voie de retour la plus facile. A Hambourg, il avait trouvé des lettres de mon grand-père, qui lui indiquait les moyens de se procurer les papiers nécessaires pour passer la frontière française. Mon père rentra en France avec un laisser-passer qui lui fut donné par M. d’Argout, alors commissaire du gouvernement français à Anvers. Il y était désigné sous le nom de Louis Hamsen, négociant, domicilié à Altona. M. d’Argout qui délivrait le passeport, le bourgeois d’Altona qui le signait comme répondant de mon père, savaient parfaitement à quoi s’en tenir sur son compte ; ils firent semblant de ne pas s’en douter. D’Anvers à Paris, mon père ne cessa de tout regarder sur la route avec la plus avide curiosité ; il ne pouvait en croire ses yeux, tant il voyait d’ordre, de sécurité et de prospérité déjà renaissante dans cette France que, d’après la version des journaux anglais, il s’attendait à retrouver en proie à d’affreux désordres et aux plus vives souffrances. Son étonnement était visiblement partagé par un monsieur assis à côté de lui, dans la voiture publique, officier suédois, suivant son passeport, mais que, à son accent et à sa tournure, il était impossible de ne pas reconnaître pour un Français. Telle était cependant l’appréhension extrême des émigrés qui mettaient à nouveau le pied sur le sol de la patrie, et la méfiance réciproque, fruit de leurs longs malheurs, que mon père et son compagnon de voyage n’eurent garde d’échanger entre eux un seul mot, un seul regard d’intelligence, quoiqu’ils se fussent bien devinés l’un l’autre. Malgré la connivence évidente de tout le monde, et les allusions bienveillantes qui leur étaient sans cesse adressées, ils se crurent obligés de jouer leurs personnages jusqu’à Paris dans la cour des messageries. Mon père n’y était pas plutôt descendu qu’un homme âgé l’aborda, en lui demandant s’il ne venait pas de Hambourg. Cette question effraya mon père ; il crut avoir affaire à un espion, et s’en débarrassa comme il put. Un instant après, la même personne lui disait à l’oreille : « N’êtes-vous pas M. Louis ? » Nouvelle frayeur de mon père. « Eh monsieur ! je suis Lelièvre ; voici quinze jours que je viens tous les jours à la voiture par ordre de monsieur votre père. — Ah ! mon cher Lelièvre, c’est bien moi ; mais ne parlez pas si haut ; où allez-vous me mener ? — Chez vos parens. — Où sont-ils, mon cher Lelièvre ? — Toujours rue Saint-Dominique. Monsieur votre père n’a jamais quitté son hôtel depuis qu’il est sorti