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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/387

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des armes aux Corses. Shelburne combattit cette proposition et déclara qu’il n’y avait qu’une seule politique digne de l’Angleterre, reconnaître les Corses comme belligérans ; mais était-ce le moment d’adopter une attitude aussi résolue ? Grafton lui-même ne le pensait pas, et, pour se consoler de cet échec, n’ayant pu retenir l’armée française et empêcher l’annexion, il s’occupa activement de chasser Shelburne du ministère. Pour cette entreprise, il ne manquait pas d’alliés ; le roi et les Bedford l’y poussaient tous les jours, il n’hésite plus, il écrit à Chatham, et réclame, dans l’intérêt de l’unité d’action du ministère, la démission de Shelburne. Chatham répond qu’il considère la démission de Shelburne comme un malheur public, et que, dans ce cas, il sortira du ministère. Quelques jours après, fatigué, irrité, il résignait ses fonctions entre les mains du roi, 19 octobre 1768, et Shelburne ne tardait pas à le suivre dans sa retraite.

Le jour où Shelburne quittait le ministère, paraissait une des fameuses lettres de Junius, où cet événement était annoncé en ces termes : « Sans amis, sans soutien, il reste en place sans raison ni dignité, comme si son traitement était une compensation à la perte de son honneur. Il n’a ni l’esprit ni le tact de choisir un moment favorable pour se retirer ; il accepte d’être insulté aussi longtemps qu’il est payé ; mais son ignoble conduite ne lui servira de rien. Comme son grand archétype, le nuage sur lequel il chevauchait l’abandonne, et maintenant

Fluttering his pennons vain, plumb down he drops[1]. »


Dans les caricatures de l’époque, on le représente toujours sous les traits d’un jésuite, et on l’appelle Malagrida, du nom de ce prêtre portugais qui avait été impliqué dans une conspiration contre le duc d’Aveiro, et brûlé comme faux prophète en 1761.

Cette malveillance amère dont on poursuit le ministre tombé, ce soupçon de duplicité, de fourberie dont sa mémoire a été obscurcie, à une époque où la moralité des hommes politiques n’était pas très sévère, où la discipline des partis était si relâchée, étonnent et excitent la curiosité, comme un problème de psychologie. Il ne suffit pas de rappeler que l’envie et la calomnie s’attaquent à tous les hommes qui, tous les jours, provoquent l’attention, et la critique de la foule. Shelburne avait imité et blessé un ennemi plus perfide, et dont les ressentimens sont plus constans et plus habiles à frapper. A l’exemple de Chatham, il avait voulu échapper à l’esprit de parti,

  1. Milton’s Paradise lost, book II.