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trop assidue avec Dickens. Je suis, pour ma part, fort éloigné de condamner l’étude des romanciers étrangers, mais je crois qu’il faut les étudier surtout avec le parti-pris de ne point leur ressembler. Quel que soit le talent dont M. Daudet ait fait preuve dans les passages que je viens de citer, je préfère de beaucoup d’autres parties de son livre où il est resté tout à fait lui-même : l’épisode de l’ouverture du Salon, où il y a des notes si fines et si parisiennes ; le remarquable chapitre de la mort du duc de Mora, et surtout le récit des fêtes du bey, si magistralement réussi dans son entier. La fin de ce dernier morceau est admirable de verve, de mouvement et d’humour. — Le bey, pour la réception duquel Jansoulet a fait des préparatifs grandioses dans son château de Saint-Romans et qui est impatiemment attendu par les amis du nabab, par les populations émues, par les fonctionnaires accourus de tous les coins du département, le bey, par suite de la machination du banquier Hemerlingue, refuse de s’arrêter à Saint-Romans et disparaît avec le train qui l’amenait, de sorte que le cortège préparé pour le conduire triomphalement au château reste ahuri sur le quai de la station et s’en revient piteusement par une pluie d’orage. Mais les curieux, pressés aux abords de la gare, s’imaginent que l’hôte princier est dans l’un des carrosses, et tandis que Jansoulet, atterré par l’affront qu’il vient de subir, fait des signes désespérés pour détromper la foule, le bruit gagne de proche en proche, et la route n’est plus qu’une houle de gens criant : « Vive le bey ! »

« Cardailhac, tous ces messieurs, Jansoulet lui-même, avaient beau se pencher aux portières, faire des signes désespérés : « Assez ! assez ! » leurs gestes se perdaient dans le tumulte, dans la nuit ; ce qu’on en voyait semblait un excitant à crier davantage. Et je vous jure qu’il n’en était pas besoin. Tous ces méridionaux dont on chauffait l’enthousiasme depuis le matin, exaltés encore par l’énervement de la longue attente et de l’orage, donnaient tout ce qu’ils avaient de voix, d’haleine, de bruyant enthousiasme, mêlant à l’hymne de la Provence ce cri toujours répété, qui le coupait comme un refrain : « Vive le bey ! » La plupart ne savaient pas du tout ce que c’était qu’un bey, ne se le figuraient même pas, accentuant d’une façon extraordinaire cette appellation étrange comme si elle avait eu trois b et dix y. Mais c’est égal, ils se montaient avec cela, levaient les mains, agitaient leurs chapeaux, s’émotionnaient de leur propre mimique. Des femmes attendries s’essuyaient les yeux ; subitement, du haut d’un orme, des cris suraigus d’enfant partaient : « Mama, mama, lou vésé ! » Maman, maman, je le vois ! » Il le voyait ! .. Tous le voyaient, du reste ; à l’heure qu’il est, tous vous jureraient qu’ils l’ont vu. »

Voilà qui est charmant, d’un esprit tout français, d’une couleur vive et juste. Cela, c’est le vrai Daudet, bien original, bien personnel ; c’est