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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/652

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de l’ancienne France, dont il est cependant si près, et il faut arriver jusqu’à nos jours pour lui trouver des analogues. Chamfort nous a donné du premier coup la monnaie d’or du même genre d’esprit, dont nombre de bohèmes parisiens plus ou moins célèbres nous ont donné la monnaie de billon ; regardez-y bien, c’est la même observation caustique et mordante, la même morale à l’eau-forte ou à l’emporte-pièce, le même pessimisme blessant avec intention, prenant pour victime l’interlocuteur ou le lecteur, comme si la tristesse des sentimens exprimés ne suffisait pas et qu’il fallût y joindre une cruauté faite pour en rendre l’intelligence plus douloureuse. Stahl a été plus heureux avec sa notice sur Perrault ; voilà au moins une admiration sur laquelle personne ne le chicanera et qui s’accorde mieux que la précédente avec la nature bienveillante et les préoccupations habituelles de son esprit.

Nous avons fini, et maintenant ne vous semble-t-il pas que nous avions raison de dire que Stahl avait sa physionomie bien à part dans la littérature contemporaine ? Dans un temps de discussions sans merci et d’audacieuses négations, où tous les principes ont été remis en question et toutes les doctrines rejetées au creuset, voilà un écrivain, engagé dans le tourbillon autant que personne, qui vient attester que la morale est une chose éternelle, indépendante des écoles, supérieure au courant de l’esprit public, et qu’elle doit être respectée de tous les systèmes et de tous les partis, car systèmes et partis ne sont que par elle, tandis qu’elle est sans eux et en dépit d’eux. Cet écrivain a prêché d’exemple sans se démentir à aucun moment de sa carrière : romantique, il n’a jamais admis que l’imagination et la passion eussent des droits contre la morale ; conteur et romancier, il a toujours tenu pour scandale de chercher le succès par des moyens qu’elle condamne ; démocrate, il n’a pas établi de différences sophistiques entre la morale qui doit être celle des sociétés nées du progrès nouveau, et la vieille morale qui s’est éveillée en même temps que la conscience de l’homme. Eh bien, je dis que c’est un spectacle peu commun et qui a son enseignement, celui d’apprendre à tout écrivain qu’il n’a rien à perdre et tout à gagner à cette constance aux principes éternels, car la vie et l’œuvre de Stahl y ont gagné une unité et une logique qu’on demanderait vainement à la vie et à l’œuvre de plus renommés et de plus puissans.


ÉMILE MONTÉGUT.