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les temps la loi commune et imprescriptible, pour qu’il soit dans les revers possibles de l’avenir le salut ? On voit qu’en posant cette question au sujet des institutions militaires, je les ai en quelque sorte définies. Elles créent les armées, elles les font durer, elles font revivre celles qu’ont accablées les vicissitudes de la guerre.

Cette définition des institutions militaires ne procède pas d’une théorie spéculative, comme beaucoup d’officiers pénétrés du vieil esprit ne manqueront pas de le dire. Elle exprime un fait, un fait dont on comprendra l’importance supérieure, si on considère qu’après les générations françaises d’aujourd’hui, dont les yeux ont vu, dont les cœurs ont saigné, dont l’orgueil a été brisé, d’autres générations viendront qui n’auront pas été violentées par ces douloureuses impressions. Elles n’auront pas payé de leurs mains la rançon du territoire national. Elles n’auront pas vu nos frères d’Alsace et de Lorraine s’en aller en captivité. Et il se sera formé une croyance populaire qui leur expliquera par la trahison ou par l’incapacité les désastres virtuellement inévitables de 1870 et 1871, comme elle nous expliquait naguère à nous autres, par la trahison ou par l’incapacité, les désastres virtuellement inévitables de 1814 et 1815[1] ! Ainsi trompées grossièrement par l’interprétation des effets sur la leçon des causes, ces générations de l’avenir auront retrouvé tout l’équilibre, toute la confiance, peut-être tout l’orgueil que nous n’avons plus. Quelle sauvegarde auront-elles contre les résultats de l’aveuglement gouvernemental ou de l’erreur publique qui les précipiteraient, après nous et comme nous, dans les aventures de la politique et de la guerre ? Les institutions militaires.

Une nation qui a la richesse peut, comme autrefois Carthage, entretenir de puissantes armées et couvrir la mer de ses vaisseaux ; mais entre toutes les fortunes humaines, la plus variable et la plus incertaine, c’est la fortune de la guerre, et un jour vient où elle abandonne les victorieux. Reportons-nous un instant à ces souvenirs classiques de la grande lutte des Carthaginois et des Romains. Les Carthaginois, qui ont audacieusement traversé l’Espagne, passé le Rhône et franchi les Alpes, ont accablé les Romains dans trois grandes batailles et les ont achevés dans une quatrième. Maîtres, du pays qui semble n’avoir plus de forces organisées à leur opposer, ils se heurtent aux institutions militaires romaines, dont les ressorts préexistans et dès longtemps expérimentés redoublent d’énergie réparatrice : elles reconstituent les moyens, elles relèvent la confiance publique, elles préparent et elles réalisent une succession d’efforts nouveaux qui ramènent la victoire sous le drapeau des

  1. Marmont, Grouchy.