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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/715

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pères, et nous devrions nous empresser de rendre les Indes à elles-mêmes ou de les céder aux Russes, si les Russes veulent s’en charger. Quand le Canada et l’Australie nous échapperaient du même coup, en serions-nous moins ce que nous sommes ? Quand l’empire britannique viendrait à s’écrouler, l’Angleterre en serait-elle moins libre et moins heureuse ? son industrie en serait-elle moins admirable et son commerce moins actif ? son pavillon marchand cesserait-il pour cela d’être le souverain de toutes les mers ? Le royaume-uni, qui compte 33 millions d’habitans, exerce une sorte de tutelle impériale sur plus de 200 millions d’êtres humains. Délivrez-le des soucis de cette tutelle qu’il exerce à titre onéreux, il aura tout son temps pour s’occuper de lui-même, pour améliorer ses lois, pour perfectionner ses institutions, pour travaillera son propre bonheur sans avoir à songer à celui des autres. Que le ciel nous délivre de nos préjugés, et que les Russes s’emparent, s’il leur plaît, du Bosphore et de l’Arménie. Une colonie de moins et une idée juste de plus, ce serait pour nous un double gain.

Rien n’est plus raisonnable en apparence que l’utilitarisme. Il méprise tout ce qui lui paraît inutile, et pourtant que deviendrait un peuple qui cesserait de croire à l’utilité de l’inutile ? Est-il vrai que, si l’empire britannique venait à périr, l’Angleterre n’en serait ni moins libre ni moins riche, que les sources de sa prospérité ne tariraient point, que son industrie serait aussi féconde en miracles et ses affaires aussi florissantes ? Est-il vrai que les grandes nations qui s’abandonnent sans résistance à leur destin, qui livrent leur dépouille aux larrons et leur gloire à tous les vents, conservent tous leurs droits au respect du monde ? Le respect n’est-il qu’une vanité ? Quand on ne croira plus à votre force, la sécurité de votre commerce ne sera-t-elle point compromise ? Qui se chargera de mettre vos marchandises et vos marchands hors d’insulte ? Le pavillon anglais serait-il encore le souverain des mers, s’il n’était protégé dans ses aventures les plus lointaines par l’image visible et redoutable d’un grand empire présent sur tous les rivages ? Est-il vrai d’ailleurs que vos colonies ne vous rapportent rien ? Ne sont-elles pas pour vous une grande école où vous vous instruisez dans l’art de l’administration et du gouvernement, où vous apprenez à déployer vos énergies en les réglant, à fortifier vos reins et votre volonté ? Que cette école vienne à se fermer, ne verra-t-on pas disparaître cette noble variété de l’espèce humaine qu’on appelle l’Anglais ? Et quand il n’y aura plus d’Anglais y aura-t-il toujours une Angleterre ? On avait pensé jusqu’à présent que c’était pour elle une nécessité, un impérieux besoin de se répandre sur l’univers, d’écouler partout le trop plein de sa population et de ses forces, de pouvoir atteindre les régions tropicales et le voisinage des pôles en disant : Ici encore, je suis chez moi I Serait-elle à l’abri des révolutions, une Grande-Bretagne qui serait bornée au sud par le Lands’End, au nord