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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/771

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l’excentricité individuels de choquer la raison générale, qui voudrait imposer à toutes choses la règle, la convenance, l’élégance, et qui, quoique avide de nouveauté, s’efforce cependant de rester fidèle au « bon sens » et au « bon goût. » Un esprit plus large et en quelque sorte plus humain, voilà donc ce que ces deux premières influences tendaient à développer dans notre pays ; mais, si nous voulons mieux nous rendre compte de notre physionomie nationale, il faut se rappeler les facultés natives de la race, tant de fois remarquées par les historiens. Quand nos voisins d’outre-Rhin remontent volontiers jusqu’à l’Inde et plus haut encore pour chercher les origines de leur « mission germanique, » il est permis de remonter jusqu’aux Gaulois pour signaler chez eux un instinct de justice, une sorte d’esprit juridique dont fut frappée l’antiquité même. Qui ne connaît le portrait fait par Strabon de la race gauloise, où il est déjà dit que nos ancêtres prenaient volontiers en main la cause de ceux qui subissent une injustice, τοῖς ἀδικεῖσθαι δοκοῦσι ? Selon César, les Gaulois se gardaient de confondre le droit et les lois, jus et leges : selon Strabon, les druides accordaient déjà une grande place dans leurs enseignemens au droit et aux lois, « instruisant d’abord leurs élèves sur le droit naturel, puis sur les constitutions et les lois particulières des états[1]. »

Il suffit de se rappeler notre véritable tradition historique pour reconnaître que la Gaule devenue France demeura fidèle, par ses qualités comme par ses défauts, au génie héréditaire de sa race. L’histoire est une sorte de biographie des nations qui ne fait que développer à travers le temps leur type psychologique, comme la biographie individuelle montre en action le caractère d’un individu. De très bonne heure la Gaule embrassa le christianisme, doctrine

  1. On a aussi noté bien des fois cet instinct de fraternité qui faisait considérer à nos ancêtres comme un honneur par excellence le sacrifice de soi à autrui. Déjà ils donnaient le nom même de fraternité, brodeurde, aux associations où de jeunes guerriers, Rattachant à quelque chevalier en renom, s’imposaient un dévoûment absolu à sa personne dans la vie et dans la mort, « montant sur le bûcher, disent Polybe et César, en même temps que celui qui les avait aimés. » Enfin, à cet instinct de fraternité se joignait un certain sentiment d’égalité qui comblait parfois les distances entre les classes et les sexes, qui permettait à l’esclave ou à la femme d’entrer par libre adoption dans le collège des druides, à la jeune fille de choisir librement son époux, à l’épouse d’avoir une personnalité libre, une propriété, une part dans l’administration des biens communs ; premier pressentiment de la famille telle que notre droit l’a intitulée en France. Ces sentimens égalitaires avaient leur origine dans un amour déjà vif de la liberté, joint à une idée encore vague de la valeur inhérente à la personne humaine. La manifestation la plus frappante de cette idée est la vivacité de la foi gauloise à l’immortalité personnelle. La Gaule croyait que les personnes et les affections ont un prix trop inestimable pour ne pas survivre à la mort même : la mort n’est que « le milieu d’une longue vie. » Les anciens, on le sait, reviennent sans cesse sur la force et l’importance de cette croyance, qui entraînait dans la pratique un mépris de la mort et un courage indomptables : Non paventi funera Gallicœ.