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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/791

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Ce que nous appelons aujourd’hui le droit de propriété, droit naturel et indépendant de l’autorité civile ou religieuse, est une conception toute moderne opposée par les philosophes à la vieille tradition des jurisconsultes et des théologiens[1].

C’est Locke, et à sa suite Quesnay, Mercier de La Rivière, la plupart de nos économistes qui introduisirent, entre la liberté, cette propriété invisible, et la propriété, cette liberté faite visible, le moyen terme du travail. Là surtout se fit sentir sur la philosophie française l’influence de Locke, qui se combina avec l’influence du stoïcisme et du christianisme. La philosophie française n’en conserva pas moins un caractère propre et original. Locke, comme tous les Anglais, s’était préoccupé surtout de l’intérêt ; à ses yeux, la liberté était surtout un moyen, pour l’individu ou pour l’état, d’atteindre la plus grande somme possible d’utilité ; les Français, en s’emparant des idées anglaises, les généralisent, les étendent à l’humanité entière, et de plus substituent un sens moral au sens purement utilitaire ; ils demandent la liberté et l’égalité pour elles-mêmes et non pour quelque intérêt matériel qui leur serait supérieur. L’école française révolutionnaire a d’ailleurs eu conscience, dès l’origine, de cette différence qui subsistait entre les prémisses malgré la ressemblance des conclusions. Condorcet, par exemple, reproche à la constitution américaine « d’avoir eu pour principe l’identité des intérêts plus encore que l’égalité des droits. » — « Les principes sur lesquels la constitution et les lois de la France ont été combinées, dit-il encore, sont plus purs, plus profonds, plus précis que ceux qui ont dirigé les Américains ; les Français ont échappé bien plus complètement à l’influence de toutes les espèces de préjugés ; l’égalité des droits n’y a nulle part été remplacée par cette identité d’intérêt qui n’en est que le faible et hypocrite supplément[2]. »

En définitive, dans les trois doctrines qui ont servi d’antécédent à notre philosophie du droit, doctrine stoïque, chrétienne et anglaise, la liberté humaine était toujours considérée comme un moyen plutôt que comme un but : les stoïciens finissaient par

  1. Qu’on lise sur ce point, dans l’Histoire de la science politique de M. Janet, les doctrines des pères et docteurs de l’église ; on ne pourra manquer de conclure avec lui que « la doctrine d’un droit de propriété antérieur et supérieur à la volonté souveraine de l’état est une doctrine révolutionnaire toute moderne, qui date historiquement des trois révolutions anglaise, américaine et française, et qui théoriquement se rencontra pour la première fois dans Locke et les économistes français. » — « Otez le droit des empereurs, disait saint Augustin, qui osera dire : Cette maison est à moi ? » (In evang. Job. VI, 23.) — « Otez le gouvernement, disait Bossuet, la terre et tous ses biens sont aussi communs entre les hommes que l’air et la lumière… Du gouvernement est né le droit de propriété, et en général tout droit doit venir de l’autorité publique. « Politique, I, III, 4.
  2. Tableau historique des progrès de l’esprit humain, neuvième époque.