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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/952

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nous avons à connaître le jugement porté par un étranger sur nos préoccupations, nos efforts et nos misères pendant cette triste période de notre histoire.

L’auteur anonyme de Marmorne paraît avoir longtemps vécu en France. Il connaît à fond les sites et les mœurs de ce coin du Morvan qui sert de mise en scène à son drame, il a fréquenté intimement les paysans et les gentilshommes campagnards de cette lisière delà Bourgogne et du Nivernais, et il a dû assister de très près à la campagne de l’armée garibaldienne dans l’Est, car toute la partie de son roman où sont retracés des épisodes de la guerre de 1870 a le caractère saisissant, le relief, la précision des choses qu’on a vues et qui ne s’inventent pas. Cet auteur inconnu est, à coup sûr, un écrivain, mais ce n’est pas un romancier de profession ; on ne rencontre dans son récit ni les préparations habiles, ni les ficelles familières aux gens du métier. L’exposition de Marmorne est terne, lente et pénible. Dans la seconde partie du livre, l’élément romanesque et les études faites sur nature se mêlent ou plutôt se heurtent sans se fondre. Souvent, à côté de détails vrais et vécus, l’auteur accumule avec une inexpérience naïve des incidens purement mélodramatiques. Néanmoins une émotion pénétrante se dégage de l’ensemble de cette œuvre imparfaite, et l’esprit en reçoit une impression analogue à celle que donne la lecture de Mauprat. L’œuvre du romancier anglais et celle de George Sand ont en effet, toutes proportions gardées, plus d’un point de ressemblance. Non-seulement cette analogie se fait sentir dans le choix des paysages, l’analyse des caractères et la sauvagerie des mœurs décrites, mais encore dans le mélange du romanesque et de la réalité. Les deux écrivains ont le goût du fantastique, et tous deux, à un degré différent, ont l’art de produire dans l’esprit du lecteur, avec des faits réels habilement groupés, ce sentiment de terreur et d’étrangeté que les Anglais appellent an serie feeling.

Marmorne est un château situé sur les confins de la Bourgogne et dont le propriétaire, qui porte le nom de son domaine, est père de deux filles, Ada et Abeille. Non loin de Marmorne, au milieu des forêts montueuses qui l’avoisinent, se trouve situé le château de Boisvipère, qui appartient à trois jeunes gentlemen, Anglais de naissance et Français d’origine : Julius, Emile et Adolphe Segrave. Julius, l’aîné, et Emile sont tous deux amoureux de Mlle Ada de Marmorne, et c’est Julius, garçon aussi expansif et sympathique que son frère cadet est froid et répulsif, c’est Julius qui triomphe et gagne le cœur de Mlle de Marmorne. Toutefois, comme avant d’avoir connu Ada le jeune Anglais avait préparé et annoncé de tous côtés un voyage d’exploration dans l’Afrique centrale, il met un certain point d’honneur à poursuivre son projet, et sa fiancée consent à le laisser partir, pourvu qu’il s’engage à revenir au bout de deux ans. Ici se place une scène familière, pleine de ces petits détails