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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/862

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seconde et pénible phase. Lorsque Mme Necker avait acquis Coppet, Thomas, qui avait toujours eu horreur de Paris et le goût de la solitude, formait le projet d’acheter une petite maison dans le village et de s’y établir auprès d’elle. « Je serois auprès de vous, écrivait-il, je pourrois vous voir tous les jours et à toutes les heures que vous auriez de libres. Je serois votre vassal et celui de M. Necker, et jamais féodalité ne m’auroit paru plus douce. » Mais Thomas avait disparu, et ce charmant projet de vasselage, comme l’appelait Mme Necker, avait été détruit par le souffle de la mort. Elle ne retrouvait pas non plus en Suisse celui dont elle avait reçu, auquel elle avait porté, dès sa jeunesse, tous les tendres sentimens qu’une femme sûre d’elle-même peut porter et recevoir dans l’amitié. Il y avait déjà près de deux ans que Moultou était mort, et de quelque côté que Mme Necker se tournât, elle ne trouvait plus que des souvenirs. C’était à ces souvenirs qu’elle se rattachait avec passion, soit que par d’affectueuses lettres elle pressât la veuve de Moultou, ses filles, sa belle-sœur, la Gothon chérie d’autrefois, de faire à Coppet de longs séjours, soit que, remontant plus loin encore dans le passé, elle se reportât vers les temps de sa première jeunesse, dont la scène était si voisine, au risque d’ébranler des cordes toujours vibrantes dans son cœur. — On se souvient peut-être de l’affection passionnée que Suzanne Curchod portait à sa mère, du désespoir où sa mort inopinée l’avait plongée et des reproches qu’elle s’adressait à elle-même d’avoir troublé par les inégalités de son humeur les derniers jours d’une vie si chère. L’aiguillon de ce remords, dont elle s’exagérait singulièrement la gravité, n’avait jamais cessé (ses papiers intimes en font foi) de harceler une conscience scrupuleuse jusqu’à la minutie, et c’était sans doute oppressée par ses regrets qu’elle écrivait un jour cette pensée, où l’on croirait entendre l’écho d’un cœur brisé : « Il est des souvenirs si tendres et si douloureux qu’ils font le sort de toute une vie. » Aujourd’hui qu’après bien des vicissitudes le sort la ramenait dans des lieux si proches de ceux où s’était écoulée sa jeunesse, alors qu’une heure à peine la séparait de ce presbytère de Crassier, témoin des joies et des épreuves de son adolescence, les souvenirs du passé ne pouvaient manquer de se réveiller chez elle dans toute leur force, et elle devait chercher à faire revivre et à perpétuer ces souvenirs dans la forme qui était celle du temps. À peine arrivée à Coppet, elle s’occupait à ériger dans le temple du village un monument à la mémoire de ses parens, et sur le socle de ce monument qui existe encore aujourd’hui, elle faisait graver une inscription où elle cherchait à perpétuer la mémoire de leurs vertus et de ses regrets. De nos jours, le mode n’est plus guère aux inscriptions de cette nature,