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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/111

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à étudier, c’est l’impression produite par ce premier enseignement intérieur de l’École sur ceux qui l’ont entendu : c’est l’appréciation qu’ils en ont donnée, le caractère qu’ils lui ont attribué. Avant d’interroger sur ce point les témoins fidèles et autorisés, demandons-nous d’abord quelle idée on se fait aujourd’hui de la philosophie éclectique, de la philosophie de Victor Cousin. Il règne sur cette philosophie une opinion courante et diffuse que nous aurions eu peut-être quelque peine à caractériser si ce travail n’avait pas été rendu facile par un jeune philosophe distingué qui, dans un travail récent[1], a été amené à résumer en quelques lignes la manière dont il se représente la philosophie de M. Cousin : « C’était la thèse de l’éclectisme, dit-il, sorte de religion laïque et appauvrie. L’éclectisme était surtout préoccupé de sauvegarder les croyances morales de l’humanité. Le libre arbitre fait l’homme responsable ; l’immortalité de l’âme permet le règne de la justice ; l’existence de Dieu l’assure. La philosophie est faite pour ces dogmes. » Ainsi, d’après notre critique, nous devons nous représenter l’éclectisme comme une philosophie qui a eu surtout un but pratique et moral, comme un déisme populaire analogue à celui du vicaire savoyard, comme une religion appauvrie : la philosophie n’y est pas cultivée pour elle-même ; elle n’existe que pour défendre et établir certains dogmes préconçus. Tel est le type sous lequel on se représente aujourd’hui la philosophie éclectique. Comparons maintenant ce type avec la réalité historique, telle qu’elle résulte des témoignages les plus authentiques, et, nous le verrons, les plus désintéressés.

Nous avons, pour apprécier les cours de 1815 à 1817, un témoin aussi compétent que pénétrant, qui a assisté aux débuts de Victor Cousin, non-seulement à la faculté des lettres, mais à l’intérieur de l’École normale, c’est-à-dire qui a entendu précisément ces cours que nous n’avons plus. Ce témoin, c’est Théodore Jouffroy[2]. Jouffroy nous peint vivement l’attente provoquée dans la jeunesse d’alors par le prochain début du jeune philosophe. Comment cette attente fut-elle satisfaite ? C’est ce que nous devons lui demander. Et d’abord dans quel état d’esprit était Jouffroy lui-même lorsqu’il entendit ces premiers cours de Cousin ? Qu’attendait-il en réalité ? Qu’a-t-il trouvé ?

Jouffroy nous dit qu’il était entré à l’école encore chrétien, ou du moins croyant l’être, car son esprit n’avait pu se dérober aux objections du XVIIIe siècle, à ces objections, dit-il, « semées comme la poussière dans l’atmosphère de notre siècle. » Bientôt il se rendit compte du ravage que ces objections avaient fait dans son esprit ;

  1. Revue philosophique, la Philosophie de M. Bachelier, par M. Séailles, janvier 1883.
  2. Nouveaux Mélanges philosophiques, p. 110 et suiv.