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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/138

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Lorsqu’à la suite de l’occupation de Tunis par les Français, Léon XIII se permit de nommer vicaire apostolique l’archevêque d’Alger à la place de l’octogénaire M. Sutters, une grande partie de la presse italienne dénonça la conduite du saint-père comme antipatriotique et antinationale, lui reprochant de favoriser les ambitions françaises, comme si l’église n’avait pas avantage à voir flotter sur les ruines de Carthage et sur l’ancienne métropole de Saint-Cyprien le drapeau d’une nation catholique ! Lorsque, quelques mois plus tard, Léon XIII éleva au cardinalat le même M. Lavigerie, l’un des plus anciens évêques français, et, à tous égards, l’un des plus distingués, le fondateur des missions d’Afrique et l’homme de la chrétienté qui a le plus fait pour l’évangélisation du continent noir, les mêmes clameurs, les mêmes plaintes recommencèrent[1], comme si, pour le recrutement du sacré-collège, le pape devait consulter les sympathies italiennes, comme si en Afrique le pape n’avait droit de servir les intérêts de l’église qu’autant qu’ils sont d’accord avec les convenances de la péninsule ! Quel eût été, en semblable circonstance, le langage des feuilles de Rome ou de Florence, si le pape eût été officiellement en paix avec la monarchie de Savoie ? On voit par cet exemple à quelles épreuves seraient exposées les relations du saint-siège et de l’Italie, après une réconciliation, combien la curie romaine aurait peine à demeurer en de bons termes avec le gouvernement italien, sans aliéner l’une des premières libertés de l’église, celle du choix de ses hauts dignitaires. Les récriminations soulevées par une nomination ecclésiastique sur les côtes de Tunisie pourraient, en mainte occasion, se renouveler à Malte, au Tessin, à Trieste, à Trente, en Corse, en Albanie, en Syrie, en Égypte, sur toutes les plages de la Méditerranée et jusque sur la Mer-Rouge ou sur les océans, partout où la politique ou le commerce italien peuvent jamais se trouver en jeu[2].

La papauté ne saurait être ni italienne ni française, ni autrichienne, ni allemande, ni polonaise, ni hongroise. Elle ne peut avoir d’autre politique que celle de ses propres intérêts. L’égoïsme est-il permis à une nation, il l’est bien plus encore à une église, qui prétend tenir les clés du ciel. Si jamais le saint-siège semble par momens s’allier à une puissance, ce sera toujours dans un intérêt purement catholique, pour se venger ou se défendre des dédains ou des persécutions des autres états. Si jamais, par exemple, la chaire romaine tournait contre la France son influence séculaire en Orient

  1. Voyez, par exemple, la Nazione et le Corriere della sera du 1er avril 1882.
  2. En fait, les reproches adressés à Léon XIII pour la Tunisie auraient pu l’être aussi bien pour l’Herzégovine et la Bosnie, où, depuis l’occupation autrichienne, les franciscains italiens ont, en grande partie, été remplacés par un clergé autrichien.