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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/207

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d’artillerie, de chevaux, de voitures. Si l’on supposait de plus que cette même armée défilât par la porte d’une ville, sans un instant d’arrêt ni le jour ni la nuit, il s’écoulerait un demi-mois avant que le dernier homme eût passé. « Quand deux puissances de premier ordre, nous dit M. von der Goltz, mettent leurs armées en mouvement, on croit assister à une émigration de peuples. Chacune d’elles fait entrer en campagne un million d’hommes, trois cent mille chevaux, et on pourrait croire qu’un petit royaume tout entier se dispose à déverser sa population sur le territoire de son voisin. La mise en marche et l’entretien de telles masses d’hommes seraient absolument impossibles sans les nouveaux moyens de transport dont nous disposons… A Solférino,160,000 Autrichiens se sont battus contre 150,000 Français et Italiens. A Gravelotte-Saint-Privat, 200,000 Allemands faisaient face à 130,000 Français. A Kœniggraetz, on a vu 221,000 Prussiens en présence de 219,000 Autrichiens et Saxons. Mais rien n’empêche qu’à l’avenir on ne voie rassemblées sur un champ de bataille des armées de 300 ou 400,000 hommes, soit dix ou quinze corps d’armée réunis sous un seul commandement en présence d’un ennemi de force égale. »

La première conséquence à en tirer, c’est que le commandement deviendra de jour en jour une chose plus difficile, plus ardue, plus compliquée, plus hasardeuse. Où trouver une main assez puissante pour gouverner et faire manœuvrer ces masses, un cerveau capable d’en régler et d’en suivre les mouvemens, de prévoir toutes les chances, tous les incidens qui peuvent résulter de leurs chocs ? Ce qu’on appelle « un bon général ordinaire » succombera sûrement à la tâche, le génie lui-même se sentira plier sous le fardeau. M. von der Goltz estime que les qualités les plus indispensables à l’homme de guerre sont l’ardeur de l’imagination et la ténacité de la mémoire, jointes à la puissance des combinaisons. Mais quand les problèmes se compliquent à l’excès, l’effort devient trop grand pour l’intelligence la mieux douée ; la mémoire la plus heureuse ne peut tout retenir, l’imagination la plus vive ne peut tout concevoir, et l’esprit de combinaison se brouille dans ses calculs.

Ce qui ajoute à la difficulté, c’est l’effet des armes à longue portée, qui permettent de donner aux champs de bataille des dimensions qu’ils n’avaient jamais eues. Il en est de fort célèbres, où s’est décidé le sort du monde, et qui de notre temps suffiraient à peine aux exercices d’une brigade. Jadis, avant que la bataille s’engageât, les deux adversaires en présence étaient aussi rapprochés l’un de l’autre qu’ils le sont aujourd’hui dans le fort du combat, et avant d’arrêter ses dispositions, il ne tenait qu’au général de se rendre un compte exact de l’état des lieux et des choses. Le grand Frédéric prétendait qu’il avait été battu à Kollin pour avoir négligé de reconnaître par ses propres yeux tout le