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en Autriche que de retourner en Bohême : tout effort pour dégager-Belle-Isle était condamné d’avance et n’aurait servi qu’à compromettre tous les Français présens en Allemagne dans la même ruine. Broglie obéit donc à une impérieuse nécessité en faisant poser les armes à ses troupes et en les dispersant dans leurs cantonnemens d’hiver, et quelque douloureux qu’il pût être d’annoncer à Belle-Isle qu’on l’abandonnait, il fallut bien lui tenir le langage de la vérité. Seulement, on aurait pu le faire avec moins de sécheresse, et, dans une telle extrémité, une parole de sympathie fraternelle, dût-elle être accueillie avec dédain et défiance, n’aurait pas été déplacée ; mais il y avait longtemps que de tels sentimens ne se trouvaient pas plus dans l’âme que sous la plume d’aucun des deux rivaux.

« Ce n’est pas ma faute, monsieur, écrivait Broglie, le 21 décembre, après un long silence, si je n’oblige pas le prince Lobkowitz à vous quitter et a venir de mon côté ; je le souhaiterais de tout mon cœur, mais à l’impossible nul n’est tenu. Vous n’êtes pas bien instruit quand vous paraissez croire que cette armée est aussi considérable que celle du prince Charles : toute l’infanterie que j’ai ne se compose pas aujourd’hui de plus de vingt-cinq mille hommes d’effectif : cela est aisé à démontrer ; à l’égard de la cavalerie, il est certain que les ennemis sont beaucoup plus forts que moi et que la leur est en meilleur état que la nôtre. Je n’ai pas un canon ni un cheval d’artillerie. Je rends compte à la cour dans ces termes, et la vérité de ce que je vous mande est à la connaissance de toute l’armée. » — Se souvenant alors très mal à propos que Belle-Isle lui avait reproché plus d’une fois de ne jamais savoir se tirer d’embarras, tandis qu’il se vantait lui-même des ressources et de la fertilité de son imagination, il ajoute cette phrase au moins superflue : « Comme vous savez vous retourner mieux que personne, j’espère que vous pourrez trouver quelque moyen de vous tirer d’affaire. Je le souhaite de tout mon cœur, tant par rapport à vous que pour le bien du service[1]. »

À vrai dire, la lettre elle-même était inutile, car les faits parlaient assez haut et s’expliquaient sans commentaires : Lobkowitz arrivait devant Prague tout à son aise, et, sans se presser, il organisait ses travaux d’investissement avec une précision lente et méthodique, n’hésitant pas même à envoyer, en divers sens, de forts détachemens pour s’emparer des places fortes du voisinage, où les

  1. Broglie à Belle-Isle, 21 décembre 1742. — Par la date de cette lettre on voit qu’elle ne put être remise à Belle-Isle avant son départ de Prague, qui eut lieu le 17 ; mais elle lui parvint à son arrivée à Égra, comme on le verra par la manière dont il releva alors l’allusion qui la termine. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre. — Correspondance de Belle-Isle avec divers. Ministère des affaires étrangères.)