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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/259

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pour que celle-ci, avertie trop tard, ne pût ni lui barrer le passage ni la rejoindre. La célérité des mouvemens n’était donc pas moins nécessaire que leur secret ; mais comment marcher assez vite avec l’énormité des bagages et des transports nécessaires à toute une armée et, de plus, avec le nombre considérable de blessés, d’infirmes et de malades dont de si longues souffrances avaient encombré les hôpitaux et dont les plus valides étaient incapables de faire, jusqu’au bout, même une journée de campagne ordinaire ? Belle-Isle prit résolument le douloureux parti de faire très large la part de ces non-valeurs et de laisser derrière lui sans pitié tout ce qui ne pourrait le suivre qu’en le retardant. Il calculait d’ailleurs, non sans raison, qu’une garnison de plusieurs milliers d’invalides laissée à Prague serait utile pour occuper les points les plus en vue, et servirait ainsi à masquer la sortie des autres ; dût-elle ensuite se rendre, même à discrétion, une fois le gros de l’armée échappé, ce mesquin triomphe laisserait intact l’honneur du nom français.

Seulement il fallait trouver un homme de confiance et de dévoûment pour rester en compagnie des malheureux sacrifiés, simuler à leur tête une apparence de résistance, et ne céder qu’à la dernière heure avec dignité. Le choix de Belle-Isle tomba sur le même officier de fortune qui avait déployé naguère, à la surprise de Prague, tant d’audace et de sang-froid. Ce fut Chevert qui, obéissant cette fois encore sans murmurer, accepta une tâche plus pénible pour lui que pour tout autre, car c’était l’ingrate contre-partie du rôle brillant qu’il avait rempli l’année précédente, dans le même lieu, presque à pareil jour.

L’instruction que Belle-Isle lui laissa explique assez bien l’espèce de comédie militaire qu’il le chargeait de jouer, pour occuper le devant de la scène, pendant que lui-même, derrière le rideau, préparerait le véritable dénoûment. « Le service du roi exigeant, dit ce document, que je conduise l’armée hors de Prague pour agir relativement aux opérations de l’armée du Danube, je ne crois pas pouvoir confier le commandement d’une place aussi importante en de meilleures mains qu’en celles de M. de Chevert, brigadier des armées du roi. Il a eu tant de part à la conquête de cette place, il s’est si dignement acquitté du détail qui lui a été confié depuis ce jour, et il a acquis des connaissances si intrinsèques de tout ce qui concerne la partie militaire et la partie civile, que tout concourt à lui donner la préférence pour être chargé d’une commission si importante. » Puis, après lui avoir indiqué toutes les précautions nécessaires pour se garder d’une surprise et prolonger le plus possible l’incertitude et l’ignorance des assiégeans, Belle-Isle arrive au moment où enfin le secret étant éventé, la place sera sommée de se rendre. « Dans ce cas, dit-il, M. de Chevert continuera