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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/409

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trop aisément le péril de l’imitation, ils ont été se briser contre un autre écueil bien plus dangereux, celui où conduit la recherche puérile et choquante de l’excentricité’ à outrance. Mais, sans se proposer ce but misérable d’étonner coûte que coûte, quelques écrivains, en petit nombre il est vrai, doivent au seul fait d’être nés sur un sol encore vierge, dont les mœurs et les aspects n’avaient pas encore trouvé leur peintre, le bonheur de pouvoir offrir à notre appétit blasé des fruits vraiment nouveaux. Tels, en Europe, Tourguénef et Sacher-Masoch ; tels, en Amérique, Bret Harte et George Cable. Ce dernier est assurément de tous les romanciers qu’aient produits les États-Unis celui que l’on connaît le mains de ce côté de l’Atlantique, et cependant, sous le rapport de l’originalité, il est supérieur à tous ses émules, l’auteur des Récits californiens excepté.

En effet, le talent correct et raffiné d’un Aldrich ou d’un Henry James se rattache très étroitement à la pure littérature anglaise ; Howells, bien qu’il note volontiers les provincialismes de langage, les habitudes locales du Canada et de la Nouvelle-Angleterre, finit toujours par ramener son héros voyageur dans quelque grand centre civilisé qui ressemble plus ou moins à Paris ou à Londres. Ces trois romanciers en renom ne s’inspirent d’ailleurs que de la vie contemporaine. Cable, au contraire, s’est voué à rendre, non pas seulement les curiosités d’un jargon à part, la physionomie bien tranchée de figures inconnues, mais encore le caractère très particulier d’une certaine période qui, si peu éloignée de nous qu’elle puisse être, offre dans un pays où tout marche à la vapeur l’intérêt de temps quasi fabuleux. De même Hawthorne, dans le Nord, évoqua l’âme de ses ancêtres, les vieux puritains, qui allumèrent des bûchers et brandirent le fouet de la persécution sur ce sol où devait un jour fleurir la plus libérale des démocraties. Les créoles de Cable sont l’antithèse de ces saints farouches ; ils ont, avec nous autres Français, de secrètes affinités qui nous les rendent tout à coup sympathiques. Nous nous sentons, en face de nos frères exilés, un peu gâtés par les mœurs coloniales, frottés de morgue espagnole, attardés dans l’ornière des préjugés et de l’ignorance, mais toujours prêts cependant aux choses héroïques, passionnément attachés surtout à la mère patrie, quelque cruelle et ingrate qu’elle se soit montrée envers eux. Napoléon avait vendu ce paradis transatlantique aux États-Unis sans se soucier de l’offense infligée aux fils des vieux colons français qui formaient la majeure partie de la population et dont sa politique implacable disposait comme d’un troupeau d’esclaves. C’est le désespoir de cette société si vaillante et si fière, dévouée quand même à qui la reniait, et que l’on voit encore, après quatre-vingts ans, garder le même esprit de fidélité à ses origines,