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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/412

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donner une fille que Nancanou fut appelé à la Nouvelle-Orléans pour affaires. Il se lia intimement dans cette ville avec Agricola Fusilier : les deux amis burent ensemble, fréquentèrent ensemble les bals de quarteronnes, jouèrent surtout du soir au matin. Une nuit, au club, le planteur perdit contre son inséparable tout l’argent qu’il avait apporté. S’obstinant, il fit ce qui a été fait maintes fois par ces joueurs enragés des colonies : il inscrivit sur un chiffon de papier jusqu’au dernier arpent de sol, jusqu’au dernier esclave qu’il possédait et jeta cet enjeu sur la table. Agricola refusa de jouer.

— Vous jouerez ! lui dit Nancanou. Et, quand il eut gagné de nouveau.

— Monsieur Fusilier, vous avez triché, entendez-vous ?

Or un créole peut jouer jusqu’au pain de ses enfans, mais il ne triche jamais. Une pareille injure devait être lavée dans le sang. Nancanou fit remettre à son adversaire un titre auquel ne manquait que la signature de sa femme, puis il se battit… et tomba au premier feu. Que fit Agricola ? Quelque chose de bien créole encore ; il écrivit à la veuve qu’il lui en coûterait de la priver de ses biens, mais qu’il les prendrait cependant, afin que son honneur fût sauf, si elle refusait d’écrire qu’elle ne le soupçonnait pas d’avoir triché. La jeune femme répondit avec dédain qu’elle ne se souciait point d’approfondir le cas, qu’il lui semblait plus simple de se retirer devant M. Fusilier de Grandissime en le laissant libre de disposer d’un héritage qu’elle ne revendiquait nullement, ayant l’intention d’aller vivre désormais chez son père.

Et, en effet, avec l’orgueil apathique et invincible de sa race, elle agit jusqu’au bout comme elle l’avait dit, et vécut tristement aux Cannes-Brûlées, une terre que les Grapion tenaient du fameux gouverneur de Vaudreuil, le grand marquis, comme on le nommait, qui, sous Louis XV, éblouit la Louisiane par son faste, ses folies magnifiques et sa facilité à répandre l’argent sous forme d’un papier-monnaie, qui, pour la multitude, avait à peu près la valeur de feuilles de chênes. Son père étant mort, la jeune veuve fut privée encore de ce dernier asile ; les propriétés de M. de Grapion étaient surchargées d’hypothèques ; il s’était acharné à la culture de l’indigo parce que cet indigo son père l’avait planté d’année en année, il avait perdu de l’argent Le résultat de son obstination fut que sa fille et sa petite-fille restèrent sans ressources et qu’elles se virent réduites avenir cacher leur pauvreté dans un coin de la Nouvelle-Orléans, où elles ne connaissaient personne, ayant toujours habité de lointaines plantations.

Mais cette haine entre Grandissime et Grapion, elle ne s’explique