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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/425

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sinistre incendie d’un ciel d’orage Bras-Coupé jouant des jambes vers la savane ; après quoi tout redevint ténèbres et l’on n’entendit plus qu’un cliquetis mêlé de créole, d’espagnol et de français.

Tandis que les lanternes mouillées s’agitaient follement aux arbres, le long du chemin par lequel le marié aurait du emmener sa jeune femme, tandis que Mme Grandissime improvisait à la hâte une chambre nuptiale, tandis que l’Espagnol pansait de son mieux la blessure qu’il avait au visage, tandis que Palmyre errait fiévreusement de côtés et d’autres dans un délire d’émotions contradictoires et que les invités se retiraient, l’orage fini, à la nage ou autrement, Bras-Coupé, réfugié dans les profondeurs du marais, proclamait pratiquement son indépendance sur un morceau de terre mesurant soixante pieds de circonférence environ et qui s’élevait à peine au-dessus de la surface de l’eau. Quel horizon ! les cyprès, formant d’interminables colonnades et perçant la vase de ces excroissances énormes qui portent l’air à leurs racines, tandis qu’à leurs branches sont suspendues, comme de longues draperies, des barbes de mousse grise ; les larges nappes d’eau, silencieuses et d’un noir d’encre, stagnantes sur une vase insondable ; çà et là des verdures flottantes du plus perfide éclat ; plus loin, là où les rayons du soleil peuvent se glisser, des constellations de nénufars, d’iris de toutes nuances et de fleurs qu’aucun homme n’a jamais nommées !

Les serpens ne manquent pas, grands et petits, quelques-uns colorés et brillans comme des-gemmes ; l’affreux mocassin se détache avec précaution des arbres morts ; dans des coins plus sombres, l’alligator a caché son nid. Il y a là des tortues vieilles d’un siècle, des hiboux et des chauves-souris, des ratons, des sarigues, des rats, des scolopendres et autre vermine ; de grandes lianes, qui vous présentent la mort en grappes de fruits d’écarlate, mêlées au plus magnifique feuillage, des moustiques bourdonnant avons rendre fou, des insectes parasites, des libellules qui voltigent étincelantes, et les jolis lézards d’eau, et le héron bleu à queue blanche, l’oiseau rouge, l’oiseau des mousses, le faucon nocturne, l’engoulevent de la Caroline.

Le calme solennel qui règne dans l’air étouffé n’est troublé de temps à autre que par l’appel du canard, la voix de ventriloque du « corbeau de pluie » ou le bruit d’une branche morte tombant dans le bayou clair, mais immobile.

Et la meute de chiens cubains qui aboie dans les chenils de don José ne peuvent flairer la piste du canot volé, qui glisse à travers les sombres vapeurs bleuâtres de ce lieu de refuge : les flèches lancées par le bras du fugitif ne projettent aucun éclair révélateur dont ses ennemis puissent profiter. Aux jours déjà lointains qu’il