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Posson, c’est-à-dire, en jargon anglo-créole, Parson Jone (le Pasteur Jones). Elle nous montre un prédicateur rustique, un pauvre pasteur de campagne floridien, qui jamais jusque-là n’était venu en ville, entraîné, sans le savoir, par un vicieux petit créole de la Nouvelle-Orléans, Jules Saint-Ange, d’abord au cabaret, puis dans un salon de jeu où il croit avoir perdu l’argent de son église, puis aux courses de taureaux, où, complètement ivre, il prêche, par habitude, puis, à la fin, en prison pour bruit et désordre. En même temps, telle est sa réelle innocence, telle est sa componction quand il découvre que lui, l’homme de Dieu, a été involontairement un sujet de scandale, telles sont les vertus d’apôtre qui éclatent au milieu de sa chute, qu’il convertit celui qui voulait le corrompre et se moquer de lui. Mais nous nous apercevons que donner la substance de Posson Jone est impossible. Il faut lire ce chef-d’œuvre d’humour, où la franche gaîté se mêle à l’émotion, où la peinture des choses les plus basses est ennoblie par ce pouvoir magique du talent qui change les cailloux en pierres précieuses ; il faut lire la description bouffonne de la lutte du taureau étique qui ne veut pas se battre et du tigre épuisé qui ne veut pas mordre, dernière et infructueuse tentative pour affirmer les mœurs espagnoles au milieu du torrent des mœurs américaines, si prompt à emporter les plaisirs, les traditions, les souvenirs du passé.

Posson Jone peut vraiment soutenir la comparaison avec quelques-unes des meilleures esquisses de Bret-Harte, que nous continuons cependant à placer en général bien au-dessus de Gable, quoi qu’en aient pu dire les admirateurs passionnés de ce dernier. Avec plus de puissance d’invention, il a eu l’avantage d’exercer son génie sur un champ plus vaste et plus varié, ayant devant lui l’immensité des sierras californiennes, où se heurtaient toutes les races, où s’entre-croisaient tous les dialectes, tandis que l’éternel panorama de la Nouvelle-Orléans, la puérilité enfantine qui caractérisent les idées, les habitudes, le jargon créole, risqueraient de nous fatiguer à la longue. Mais M. Cable saura, n’en doutons pas, étendre à de nouveaux sujets ses remarquables qualités d’observation et de description. Les deux premiers volumes qu’il ait publiés suffisent à le placer comme écrivain à un rang élevé.


TH. BENTZON.