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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/48

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L’agitation des esprits était accrue par un état de méfiance général et réciproque de toutes les puissances les unes envers les autres. C’était encore la conséquence du coup de tête de Frédéric. Il avait mis le parjure en vogue et, comme nous dirions dans notre langue parlementaire d’aujourd’hui, à l’ordre du jour européen. La perfidie était partout dans l’air et chacun s’y préparait ou en soupçonnait son voisin. Toutes les démarches, de part et d’autre, étaient mal interprétées. Le courrier envoyé par le maréchal de Belle-Isle, le lendemain de son entrevue avec Königseck, traversant Francfort, y avait causé une véritable consternation. A la nouvelle d’une négociation engagée, dont les conditions n’étaient pas connues, tous les alliés de la France, l’empereur en tête, se voyaient déjà abandonnés. « Je croirais trahir le roi, écrivait tout ému le résident Blondel, si je ne vous prévenais pas de l’effet que cela produit… Cela paraît excuser la conduite du roi de Prusse… L’état de subalterne où je suis, ajoutait-il, doit se borner à exécuter les ordres et à rendre compte de ce qui se passe ; mais j’espère que vous n’attribuerez qu’à la qualité fidèle de citoyen si je m’émancipe à vous exposer mes sentimens. Mais je suis sur les lieux, je vois, j’entends la fermentation, je ne dois pas vous la cacher. »

D’un autre côté, le roi de Prusse, ayant, quelques jours après, invité le maréchal de Seckendorff, commandant des troupes impériales, à venir le trouver à Berlin pour causer avec lui des chances de la guerre et terminer des questions de subsides qui restaient à régler, Valori était aux champs et aux écoutes, se demandant si cet entretien n’avait pour but de préparer encore une paix fourrée de l’Autriche avec l’empire par l’entremise de l’Angleterre. La position d’impartiale neutralité que Frédéric prétendait garder était aussi commentée dans tous les sens : personne n’y voulait croire et chacun la dénaturait à sa manière. Le bruit d’une alliance offensive contractée, ou à la veille de l’être, entre lui et les puissances maritimes, bien que constamment démenti, n’en était pas moins généralement répandu. « Ce prince, écrivait Amelot, n’est pas perfide à demi ; .. il n’y a point de noirceur à laquelle on ne doive s’attendre de sa part. » Et Frédéric, dont la conscience chargée redoutait toujours quelque représaille de la part de ceux qu’il avait trompés, répondait à ces douceurs, qu’il soupçonnait sans les connaître, par d’autres du même genre : « Ne vous fiez jamais, écrivait-il à son ministre Chambier, aux paroles emmiellées et aux protestations amiables du cardinal. Veillez plus que jamais sur ce qu’il peut méditer contre moi[1]. »

  1. Blondel à Amelot, 3 et 23 juillet 1742. (Correspondance d’Allemagne.) — Valori à Amelot, 17 juillet 1742. (Correspondance de Prusse.) — Frédéric à Chambrier, 24 juillet 1742. (Ministère des affaires étrangères.) — Amelot à Belle-Isle, 15 juillet 1742.