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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/707

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on se laisse emporter ramènent d’ailleurs au grand écrivain la sympathie que l’on ne saurait accorder toujours à l’artiste, c’est une autre question. Il n’en est pas moins vrai que, bien loin d’encourager personne à dénaturer l’esthétique propre du roman par l’introduction de ces sortes de thèses, on n’en saurait trop détourner les jeunes écrivains qui, par hasard, s’y sentiraient portés. En cela encore Flaubert avait raison de ne pas vouloir « écrire avec son cœur. » Nous n’avons que faire, dans le roman ou au théâtre, de l’opinion du poète ou du romancier sur la chose publique ; et, s’ils tiennent à l’exprimer quelque part, il importe essentiellement à la dignité de l’art que ce ne soit pas du moins à titre de poètes et de romanciers. Si l’esprit de parti n’avait pas, au surplus, toujours et partout, deux poids et deux mesures, on n’aurait pas approuvé dans les romans de George Sand ce que, dans le même temps, on blâmait si fort et avec tant de raison dans les tragédies de Voltaire : l’intervention de la doctrine personnelle. Dans les romans de George Sand comme dans les tragédies de Voltaire, cette perpétuelle préoccupation d’agir sur l’esprit public, en insinuant quelque chose d’infiniment trop personnel, y a introduit quelque chose aussi de caduc et qui risque, par conséquent, d’entraîner quelque jour l’œuvre entière dans sa chute. Ceux des romans de George Sand qui résistent encore et qui, selon notre espérance, dureront autant que la langue française sont justement ceux où, comme dans Mauprat et dans le Marquis de Villemer, sa doctrine personnelle n’est pas intervenue.

Je dois dire, à la vérité, qu’en interprétant ainsi la doctrine de Flaubert sur l’impersonnalité dans l’art, je ne suis pas du tout assuré qu’il eût approuvé le commentaire. Je vois du moins, dans sa correspondance, que, lorsque après un long intervalle de temps, la discussion revint, il ne sut faire valoir contre George Sand aucune des raisons qui militaient pour sa doctrine. Il se contenta, selon son ordinaire, d’argumenter sur place. « Dans l’idée que j’ai de l’art, répétait-il obstinément, je crois qu’on ne doit rien montrer de ses convictions et que l’artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la sienne. L’homme n’est rien, l’œuvre tout. Cette discipline, qui peut partir d’un point de vue faux, n’est pas facile à observer. Et pour moi, du moins, c’est une sorte de sacrifice permanent que je fais au bon goût. » Cette fois, George Sand, en lui répliquant, approcha un peu plus de la vérité : « Quelle fausse règle de bon goût ! lui disait-elle. Qui te parle de mettre ta personne en scène ! Cela, en effet, ne vaut rien, si ce n’est pas fait franchement, comme un récit. Mais cacher sa propre opinion sur les personnages que l’on met en scène, laisser, par conséquent, le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir, c’est vouloir n’être pas compris, et des lors le lecteur vous quitte. Ce que le lecteur veut avant tout, c’est de pénétrer notre pensée, et c’est ce que tu lui refuses avec