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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/710

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comporte ; mais, de l’autre, toute l’incuriosité de ce qui n’est pas son art et toute l’étroitesse d’esprit compatible avec ce nom d’artiste. Car, indépendamment du don proprement dit, — le don d’imaginer en prose ou le don d’écrire en vers, — on ne peut être poète qu’à la condition d’une sympathie ou, pour mieux dire encore, d’une sensibilité qui vibre à l’unisson de toutes les joies et de toutes les douleurs de l’humanité, mais on peut parfaitement être un artiste, un véritable artiste, à la seule condition d’une ou deux facultés dominantes. Ces facultés, on peut dire aisément quelles elles furent, chez l’auteur de Madame Bovary, car elles s’y réduisent à deux : l’extraordinaire lucidité de la vision et le sentiment profond des sonorités de la phrase française. Hors de là, néant ! égale incapacité de comprendre et de sentir ! Pécuchet tout pur et Bouvard tout craché ! Rien en lui qui soit à lui, c’est-à-dire qui ne procède ou de l’une ou de l’autre de ces deux uniques facultés. Même ce que l’on a nommé le pessimisme de Flaubert ne lui appartient pas, et n’est, au fond, que l’expression de son mépris pour tous ceux d’entre les humains qui n’entendaient pas la rhétorique à sa manière. Et pareillement, c’est encore la perpétuelle tension de ces deux facultés qui explique ce que l’on a nommé, non moins improprement, le romantisme de Flaubert. Romantique ? il ne l’est en rien ; mais, après avoir exercé la lucidité de sa vision sur les herbages de sa Normandie, il aime à l’exercer sur une Carthage hypothétique et, après avoir comme épuisé, dans son Éducation sentimentale, tout ce qu’il a pu trouver dans la langue de sonorités sourdes et comme affaiblies, il aime à entrechoquer dans sa Tentation de saint Antoine tout ce que la langue peut lui fournir de sonorités bruyantes et assourdissantes.


Ce phénomène de dissociation intellectuelle est-il maintenant aussi rare qu’on le pense ? Voilà tantôt deux cents ans que La Bruyère écrivait : « Appellerai-je homme d’esprit celui qui, borné et renfermé dans quelque art,.. ne montre hors de là ni jugement, ni vivacité… un musicien, par exemple, qui après m’avoir comme enchanté par ses accords, semble s’être remis avec son luth dans un même étui ? » C’est bien à peu près ainsi qu’en Flaubert, dès que vous n’avez plus affaire avec l’artiste, il n’y a plus personne. A la vérité, le cas est plus rare parmi les écrivains que parmi les musiciens ou que parmi les peintres ; il a l’air au moins de l’être ; mais c’est l’effet d’une illusion, parce que le langage des mots est plus précis que celui des sons ou des couleurs, et parce qu’en associant les mots il faut bien de toute nécessité que leur association exprime au moins quelque fantôme d’idée. Le fait est qu’il n’y a rien de plus fréquent et de plus commun que cette dissociation. Nous concluons trop volontiers de la supériorité d’un homme dans un genre, sinon précisément à sa supériorité dans tous les autres genres, du moins à la capacité générale de son intelligence.