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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/755

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affligé de tout ce que je vois faire de mal depuis six mois,.. mais vous jugez bien qu’avec les dispositions dont je viens de vous parler à mon égard, on ne m’a pas consulté depuis mon retour d’Égra, on m’a encore moins fait part des projets qu’on avait[1]. »

Les spectateurs voyaient encore plus clair que l’intéressé : « Le crédit de M. de Belle-Isle baisse de plus en plus, écrit Chambrier, le ministère ne le ménage plus et ne place pas ses affidés. On m’a assuré que le comte d’Argenson avait fait connaître de la part du roi de France au maréchal de Belle-Isle de ne plus conserver aucune correspondance avec les affaires dont il a été chargé, Sa Majesté très chrétienne voulant que désormais rien ne passe à cet égard que par les ministres. Enfin, il paraît que ce ministre fait tout ce qu’il peut pour mettre ledit maréchal dans la situation la plus désolée. » Et le public, qui peint toujours en grosses couleurs, ajoutait que le maréchal, délaissé et tentant de se raccrocher à quelque branche, avait fait demander à Mme de La Tournelle une audience qui lui avait été dédaigneusement refusée, ce qui lui avait causé dans son intérieur et devant ses confidens intimes de véritables accès de rage. Enfin, le 19 de mars, un terme fut mis à tous les propos et la situation définitivement arrêtée par l’appel, dans le conseil des ministres, du maréchal de Noailles, déjà commandant en chef de l’armée qui devait faire campagne sur le Rhin. Tout était dit dès lors : Belle-Isle était bien plus que destitué : il était remplacé et allait être oublié, conditions plus dures (l’expérience de tous les ambitieux peut le dire) que l’adversité même pour ceux qui ont goûté la jouissance d’être, suivant l’expression de l’écriture, dans la bouche des hommes. Cette ombre d’oubli devait désormais se répandre sur toute l’existence de Belle-Isle. Sa carrière politique et militaire n’était pas finie ; le crédit, le pouvoir même, lui devaient revenir encore en partage, mais c’en était fait de la gloire et même de l’espoir de la conquérir. Ses facultés, toujours distinguées, ne devaient plus retrouver ni cet éclat, ni cet élan que donnent la poursuite d’un grand dessein et l’aspiration vers la renommée. Ministre, général, il devait rester désormais confondu parmi ces vulgaires dépositaires d’une puissance éphémère, à qui des hommages d’un jour n’assurent pas un souvenir pour le lendemain : le roman de sa vie était fini[2].

  1. Barbier, t. II, p. 360. — Luynes, t. IV, p. 414-422, 424-461, 471. — D’Argenson, t. IV, p. 52, 57. — Belle-Isle à Vauréal, ambassadeur en Espagne, 26 mars 1743. (Correspondances diverses du maréchal de Belle-Isle. Ministère des affaires étrangères.)
  2. Chambrier à Frédéric, 25 mars 1743. (Ministère des affaires étrangères.) — Revue rétrospective, t. IV, p. 245, 249.