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vendus comme esclaves, de façon qu’il n’y eut pas une ville d’Espagne qui n’en eût quelques-uns. Ceux qui ne s’étaient pas révoltés furent conduits hors du royaume de Grenade et dispersés dans les villes de l’empire. Beaucoup moururent du nouveau climat en Castille, dans Tolède et dans l’Estramadoure ; nous avons vu le reste mendier dans nos villes ou gagner misérablement leur pain par leur travail. » Don Juan montra quelque humanité vis-à-vis de ceux qu’il venait de combattre : « C’était, écrivait-il à Ruy Gomez le 5 novembre 1570, la chose la plus triste du monde, parce qu’au moment du départ il y eut tant de pluie, de vent et de neige que les pauvres êtres se suspendaient les uns aux autres et se lamentaient. On ne saurait nier que voir la dépopulation d’un royaume est la plus grande pitié qui se puisse imaginer. Enfin c’est fait (Al fin, señor, esto es echo). »

Don Juan avait trouvé son rôle : jeune, brave, il apparut au monde chrétien comme un héros choisi pour détruire les infidèles. L’empire ottoman jetait comme une ombre sur l’Europe ; Soliman le Magnifique avait porté la puissance du commandeur des croyans à son apogée. Le Turc menaçait Venise, l’empereur, l’Espagne, il profitait des divisions des puissances chrétiennes. Sélim, indigne successeur de Soliman, déclara la guerre à Venise en 1670 et lui enleva l’île de Chypre. Dans ce grand péril, la république trouva un allié où elle n’était point habituée à en chercher, à Rome. Pie V avait conçu la grande pensée d’unir Venise et l’Espagne dans une ligue maritime et d’entreprendre une croisade contre les Turcs. Le choix du commandant en chef lui avait été laissé ; les jalousies des généraux vénitiens et espagnols avaient permis aux Turcs de prendre Chypre et d’investir Famagosta. Pie V donna le commandement à don Juan d’Autriche ; il n’ignorait pas que l’Espagne et Venise avaient des visées très différentes et que Venise ne songeait qu’à faire une paix séparée : il compta sur l’ardeur du jeune vainqueur des Maures et l’estima capable d’entraîner des alliés d’un jour qui devaient bientôt redevenir des ennemis.

La sainte ligue fut proclamée au Vatican le 25 mai 1571, et le pape invita pour la forme les puissances chrétiennes à y adhérer, car la France était l’alliée du Grand-Turc et il n’espérait rien de l’empereur Maximilien. Le 6 juin, don Juan se mit en route pour l’Italie avec une suite de vingt et une personnes. Il s’arrêta deux jours au grand couvent des bénédictins de Montserrat et arriva à Barcelone. A Gênes, il fut reçu avec les plus grands honneurs et logea chez le commandant de la flotte de Sicile, le neveu du fameux Andréa Doria, qui avait à diverses reprises reçu Charles-Quint dans son magnifique palais. Doria était le plus riche armateur de son temps et avait offert douze de ses propres galères au roi d’Espagne. Il