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déconcerter et rabattre en amour paternel par trois paroles de petite fille. Il se frappe la poitrine à présent, mais moins pour contenir son cœur furieux que pour accompagner ses mea culpa. Il ne crie pas : « J’ai perdu ma femme ! » mais : « J’ai épousé mon enfant ! » Aussi ne peut-il plus que pleurer sur celle-ci, sans rien faire pour reconquérir celle-là, dont pourtant il reste amoureux. Il est le même ici qu’au premier acte, et le même il sera jusqu’à la fin.

Quand on s’est fourvoyé dans certains mauvais pas, le mieux pour en sortir est de pousser droit devant soi ; le mieux, pour réparer certaines sottises, est de les mener à bout. Le malheur de Kerguen, c’est qu’étant un peu le père de Smilis, il s’est aperçu qu’il l’aimait, et que, l’ayant épousée, il s’aperçoit qu’elle est un peu sa fille : c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Kerguen a sauté du premier acte au second à pieds joints, et nous voyons qu’il a sauté sur place. Va-t-il y rester ? Il ne peut empêcher, à présent, qu’il n’ait épousé Smilis ; le moyen de faire qu’elle ne soit un peu sa fille serait de la faire tout# à fait sa femme. C’est d’ici, vraiment, que partirait la pièce, et ce point de départ en vaut un autre. Pourquoi Ruy Gomez ne se ferait-il pas aimer de doña Sol ? Hernani n’a pas encore paru. La partie est, en somme, intacte, et peut encore se gagner. L’École des vieillards ne finit pas si mal : pourquoi l’amiral de M. Aicard ne serait-il pas aussi heureux que l’ancien armateur de Casimir Delavigne ? Il pourrait au moins s’y essayer : que si M. George, un lieutenant de vaisseau dont la silhouette a passé dans le fond de la scène, vient se jeter à la traverse, un drame se nouera, celui de l’union mal assortie que vient troubler, ’ou même rompre, en vertu des lois de la nature, l’amour négligé qui se venge. Que l’amiral garde sa conquête ou la perde, au moins il agira. Smilis, d’ailleurs, a-t-elle horreur de son mari ? Nullement. Elle ignore le mariage, et voilà tout. Pour que le drame commence, Kerguen n’a pas besoin de la forcer, mais de l’instruire.

Hélas ! c’est justement ce qu’il ne peut faire. En vain, il est encore dans la verdeur de l’âge, il est propre et même beau avec son menton frais rasé entre ses favoris poivre et sel, dans son net uniforme noir, sur les manches duquel brillent les trois étoiles d’argent ; il est entouré du respect des hommes et de ces graves pompes militaires qui peuvent frapper une imagination toute jeune et prévaloir, au moins pour un temps, auprès d’une vierge sur des avantages dont elle ignore le prix ; mais en vain ! Il est père autant qu’amoureux ; et de même qu’en l’état de père il se sentait trop épris, en l’état d’époux il se sent trop paternel. Son mariage n’a été qu’une étourderie, sa passion qu’une flambée aussitôt éteinte par trois gouttes d’eau bénite qu’y jette une première communiante ; ou plutôt son mariage s’est fait sans qu’il ait changé, mais sa passion brûle toujours à petit feu comme elle brûlait, en veilleuse qui n’éclairera aucune scène d’amour. Il n’a pas avancé ni