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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/955

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certes, quelque chose d’étrange, et ce n’est pas la seule particularité extraordinaire de cette organisation qu’on a proposée. Le fait est que cette création projetée est une sorte d’attentat à la liberté individuelle autant qu’à l’ordre public, que, dans ce système, l’ouvrier lui-même n’est plus libre ; il appartient à son syndicat qui dépend d’un syndicat supérieur, du syndicat souverain, et lors même qu’il voudrait travailler, qu’il trouverait une rémunération suffisante, il ne le peut pas contre la volonté collective à laquelle il est enchaîné. M. Allou a eu certes raison de le dire : « Comment ! c’est là l’organisation idéale du travail en France ! C’est là l’idéal de la république ! » C’est tout simplement le socialisme le plus dangereux, le plus redoutable, et dès que le sénat a vu distinctement le caractère de la création qu’on lui proposait, il a fort heureusement repoussé l’article de la loi nouvelle qui la consacrait.

Il est vrai, nous en convenons, entre les deux politiques qui sont perpétuellement en présence, l’une allant plus ou moins jusqu’à un socialisme qui ne se déguise pas toujours ; l’autre n’avouant d’autre pensée que celle de réformes plus prudentes, plus mesurées, M. le président du conseil avait paru récemment avoir fait son choix. Lorsqu’il a eu à s’expliquer dans cette discussion sur la crise industrielle qui s’est dénouée d’une façon si imprévue par la nomination d’une commission d’enquête, il s’est résolument, sagement prononcé contre les panacées socialistes, contre toute idée d’un socialisme d’état, contre les réformes dites sociales qui n’auraient pas « leur source dans l’activité, l’initiative, la prévoyance individuelles. » C’est fort bien. Malheureusement, au moment où M. le président du conseil parlait ainsi, son collègue, M. le ministre de l’intérieur, soutenait énergiquement, même violemment, devant le sénat, l’article le plus dangereux de la loi sur les syndicats ouvriers. Tandis que le chef du cabinet a le langage d’un libéral sur la crise industrielle, un des hommes de son parti, de la majorité, M. Spuller, propose de conduire l’enquête « dans un esprit profondément socialiste. » Que faut-il donc croire ? Comment se reconnaître au milieu de ces contradictions ou de ces confusions ? À quoi veut-on que l’opinion se rattache ? L’opinion ne croit que ce qu’elle voit, — et ce qu’elle voit, c’est que depuis longtemps il en est ainsi. On se sépare des radicaux et on leur livre à l’occasion les intérêts moraux les plus sérieux. Au moment où l’on se déclare contre le socialisme, on le laisse entrer dans les lois, dans les enquêtes, et M. le président du conseil ne s’aperçoit pas qu’avec ces procédés, ces compromis, il ne peut arriver à rien. Il livre tout en se créant à lui-même une situation aussi précaire qu’équivoque.

Au milieu des mêlées du temps, les hommes publics passent, disparaissent comme des ombres. Ils ont un moment le pouvoir et