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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/195

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vous la paieront cher ! » Remis en liberté après l’affaire de Madras, il avait imaginé d’armer en guerre, à l’île de France, deux navires de la Compagnie des Indes ; dans une croisière de cinq mois, conduite avec beaucoup d’audace, il détruisit plusieurs établissemens anglais du golfe Persique et de la côte de Sumatra. Pris par un vaisseau anglais, lors de son retour en Europe, jeté pendant quelque temps dans les cachots de Plymouth, revenu enfin en France, il avait préparé une grande expédition au Brésil ; elle n’eut pas lieu, mais elle lui valut coup sur coup les provisions de lieutenant général des armées de terre et de chef d’escadre des armées navales (octobre 1762)[1].

Son ascension aux plus hauts grades avait été très rapide : gouverneur général des Iles sous le Vent, en résidence à Saint-Domingue, lieutenant général des armées navales, commandant de la marine et de la ville de Brest, il venait, le 6 février 1777, de faire créer pour lui, en pleine paix, à côté des deux anciennes dignités de vice-amiral du Ponant et de vice-amiral du Levant, la dignité et le titre nouveau de « vice-amiral es mers d’Asie et d’Amérique. » Sa qualité d’ « intrus » et cet avancement anormal, joints à l’art qu’il possédait à merveille de se pousser à la Cour et dans l’opinion, valurent au nouveau vice-amiral bien des inimitiés. Pour d’Estaing, il justifiait sa carrière par des exemples illustres, qu’il eût appartenu peut-être à d’autres qu’à lui-même de rappeler. « Je n’ai point passé par les premiers grades de la marine. J’ai cela de commun avec quatre des plus grands hommes qui l’ont commandée. Le grand Du Quesne en est un ; le maréchal de Tourville aussi y est entré par le grade qu’il avait dans le service de terre. M. Du Guay-Trouin et Jean-Bart n’ont pu y débuter à cause de leur naissance. Si jamais je parvenais à les imiter en quelque chose, il me serait glorieux d’avoir eu le même tort qu’eux. »

Parmi les reproches que la jalousie du corps de la Marine adressait à d’Estaing, il y avait celui de donner sa confiance à des « intrus, » dont l’origine lui rappelait sa propre carrière ; mais il fallut bientôt reconnaître que cette confiance était loin d’être toujours mal placée. Il avait donné le commandement du Guerrier à un officier qui avait été d’abord avocat, puis secrétaire

  1. Pour cette partie de la carrière de d’Estaing, on nous permettra de renvoyer à notre ouvrage : la Marine militaire de la France sous le règne de Louis XV, Paris Champion, 1902.