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Page:Séché - Les Muses françaises, I, 1908.djvu/205

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MARCELINE DESBORDES-VALMORE 203

vingt ans, dit-elle — des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant. Le bruit de ma voix me faisait pleurer ; mais la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu de mes réflexions. Je fus forcée de les jeter sur le papier pour me délivrer de ce frappement fiévreux ; et l’on me dit que ce que je venais d’écrire était une élégie. « M. Alibert, qui soignait ma santé devenue très frêle, me conseilla d’écrire, comme moyen de guérison ; n’en connaissant pas d’autre, j’ai suivi l’ordonnance sans avoir rien appris, rien lu, ce qui me causa longtemps une fatigue pénible, car je ne pouvais jamais trouver de mots pour rendre ma pensée. Quelques années plus tard, vers 1810, semble-t-il, Marceline qui était faite pour aimer et pour souffrir, devait traverser une nouvelle crise passionnelle plus forte encore, celle-là, et qui allait laisser des traces profondes dans son cœur et dans son œuvre. Qui elle avait aimé d’abord, on ne sait. Mais, cette fois, toutes les apparences concordent pour nous faire supposer que l’homme auquel Marceline s’était abandonnée, était le poète Henri de Latouche, l’éditeur d’André Chénier. Si nous en croyons ses élégies, — et nous savons qu’elle y a mis toute sa vie et toute son âme, — ce fut une actrice de ses amies, nommée Délia, qui la précipita en quelque sorte dans les bras de sou séducteur.


Oui ! cette plainte échappe à ma douleur :

Je le sens, vous m’avez perdue.

Vous avez, malgré moi, disposé de mon cœur ;

Et du vôtre jamais je ne fus entendue.

Ah ! que vous me faites haïr

Cotte feinte amitié qui coûte tant de larmes !

Je n’étais point jalouse de vos charmes,

Cruelle ! de quoi donc vouliez-vous me punir ?

Vos succès me rendaient heureuse :

Votre bonheur brillait dans mon chemin ;

Et quand je vous voyais attristée ou rêveuse.

Pour vous distraire encor j’oubliais mon chagrin ;

Mais ce perfide amant dont j’évitais l’empire.

Que vous avez instruit dans l’art de me séduire.

Qui trompa ma raison par des accents si doux.

Je le hais encor plus que vous.

Par quelle cruauté, me l’avoir fait connaître ?

Par quel affreux orgueil voulut-il me charmer ?

Ah ! si l’ingrat ne peut aimer,

A quoi sert l’amour qu’il fait naître ?

Je l’ai prévu, j’ai voulu fuir ;

L’amour jamais n’eut de moi que des larmes

Vous avez ri de mes alarmes,

Et vous riez encor quand je me sens mourir.