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Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1855.djvu/231

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LES MISSISSIPIENS.

milliards d’espérances sans un peu d’humeur ? Moi-même j’ai été ému tantôt ; mais, puisque c’est fait, j’en prends mon parti ; j’ai un si doux sujet de consolation devant les yeux ! (Il regarde Louise, qui fait un mouvement d’effroi.)(À George qui rentre, lui montrant Louise.) Merci, Monsieur, vous m’avez fait plus riche que je ne l’ai été de ma vie.

GEORGE.

Oh ! ce n’est pas encore décidé, ne vous réjouissez pas trop vite, monsieur le duc ; je connais vos conventions avec M. Bourset. Il a bien un million à vous rendre, même avec les intérêts.

LE DUC.

Je ne le désire plus pour moi, et ne l’espère pas pour lui, pauvre Bourset !

BOURSET, à Freeman.

Vous m’avez ruiné, Monsieur, ne me raillez pas.

GEORGE.

Je ne vous ai pas déshonoré, Monsieur, et vous ne me remerciez pas ?

BOURSET.

N’est-ce pas le déshonneur que la banqueroute ? et comment puis-je l’éviter à présent ?

GEORGE.

Je vous en évite une plus grande, et plus funeste à vos actionnaires.

BOURSET.

Que ce soit plus ou moins, la tache est la même sur ma famille.

GEORGE.

Mais vous ne pensez qu’à vous, Monsieur ; vous comptez donc pour rien ceux qui avaient remis leur sort entre vos mains ? Sans moi, vous alliez les amener à de nouveaux sacrifices, espérant par là conjurer un naufrage qui n’eût été que plus prompt et plus terrible.

BOURSET, à part.

Oh ! scélérat d’honnête homme !

LE DUC.

Allons, Bourset, consolez-vous, mon ami. On sait que vous êtes pur dans cette affaire, et vous ne recevrez guère de reproches. Les gens comme il faut ont cela d’agréable, qu’ils savent se ruiner au jeu sans jurer comme des Suisses au corps de garde. Quant à moi, je n’aurai que des bénédictions à vous adresser, puisque je gagne à tout ceci mille fois plus que je n’ai perdu.

(Il regarde Louise.)
GEORGE, brusquement.

Vous ne perdez rien, et vous ne gagnez rien ; votre situation n’a pas changé ; votre million va vous être rendu.

BOURSET, avec une tristesse impudente.

Et où le prendrai-je ?

GEORGE, lui montrant un panneau de boiserie.

Ici.

BOURSET, effaré, en bégayant.

Que… que voulez-vous dire ?

GEORGE.

La vérité… c’est mon entreprise, à moi !… Vous avez des valeurs considérables en or et en argent cachées dans l’épaisseur de ce mur.

LE DUC.

Ah !

JULIE, à part, regardant Bourset.

Oh ! le misérable ! (À sa fille.) Venez, Louise… Ce sont là des affaires que vous ne comprendriez pas.

(Elle l’emmène.)
BOURSET, essayant de se remettre.

C’est une infâme imposture, quelque propos de valet. Si cela était, comment le sauriez-vous ?

GEORGE.

Voulez-vous que je vous le dise ? (Il l’emmène à l’écart et lui parle à voix basse.) Cette nuit, comptant retrouver votre femme et votre fille au bal, j’y étais allé avec vous ; mais, ne les voyant point arriver, et ne vous en voyant point inquiet, j’ai craint quelque attentat à l’indépendance et à la dignité de celle que j’ai prise sous ma protection envers et contre vous ! Je suis revenu ici sans être aperçu. Oui, Monsieur, j’y suis revenu, je m’y suis introduit en même temps que vous, comme vous rentriez un peu avant le jour. Je me suis glissé dans l’ombre sur vos pas, je me suis assuré de la présence de Louise dans la maison, et, comme je traversais cette pièce pour me retirer, je vous ai vu, là, comptant et recomptant des sommes qui suffiront bien, et au delà, pour vous acquitter envers les actionnaires qui sont ici réunis ; car vous saviez l’arrêt d’avance, comme vous saviez, il y a un an, le discrédit où tomberait le papier aujourd’hui. Or, vous n’aviez pas été assez fou pour vous dessaisir des espèces qu’on vous a confiées, et vous ne vous en êtes rapporté qu’à vous-même du soin de les tenir cachées. Pourtant on fait des imprudences malgré tous les calculs. Vous croyiez cette porte fermée, et elle ne l’était pas ; vous aviez regardé autour de la chambre, et vous aviez oublié de soulever ce rideau derrière lequel je me tenais… Allons ! exécutez-vous de bonne grâce… ou bien moi-même je vais faire jouer le ressort caché dans cette boiserie, et déployer à tous les regards l’aspect splendide de vos coffres-forts !

BOURSET, pâle et consterné.

Je… paierai ce que je dois au duc, soyez tranquille. Mais si… je vous donne ma fille… vous ne… direz pas aux autres que… que j’ai… de l’argent… caché ?…

GEORGE.

Je ne pense pas que mon devoir m’entraîne à cette rigueur. J’ai dû empêcher le nouveau mal que vous alliez commettre, mais il ne m’appartient pas de réparer celui qui est fait. Je ne suis ni magistrat ni recors. C’est aux parties intéressées de se faire rendre justice si elles le veulent, et à la police de vous y contraindre si elle le peut. Moi, je n’ai plus qu’à me taire, ma tâche est remplie.

BOURSET.

C’est bien… Monsieur, vous en serez récompensé. (Au duc, qui examine la boiserie.) M. Freeman avait été induit en erreur, monsieur le duc. Je viens de lui prouver que je n’ai point d’argent caché.

GEORGE.

Non, sans doute, celui que vous avez, vous ne le cachez pas. Allez le chercher (Bas à Bourset), car vous en avez ailleurs encore.

BOURSET, terrassé.

J’y vais.

(Il sort.)
LE DUC.

Vous me rendez là un méchant service, monsieur le justicier, monsieur le philosophe ! je ne veux point de restitution ; je préfère la main de Louise.

GEORGE.

Vous n’êtes pas libre d’opter, monsieur le duc ; vous êtes forcé d’accepter la restitution. Ce sont les termes de l’acte que vous avez passé. Quant au service que je vous rends, il est très-grand. Je vous fais restituer une aisance dont, à votre âge, il eût été difficile de vous passer, et je vous préserve de la haine d’une épouse qu’à votre âge vous ne pouviez pas espérer de charmer.

LE DUC.

Vous êtes rude en paroles, monsieur le citoyen de l’Amérique ; mais vous avez peut-être fort raison, car vous avez su conduire votre propre barque.

GEORGE.

Attendez la fin pour me juger, monsieur le duc.

BOURSET rentre avec un papier.

Tenez, monsieur, voici une hypothèque de paiement sur ma terre de Lagny ; c’est une première et unique hypothèque, vous le voyez, et la terre vaut deux millions. Avant une heure, si vous voulez, elle sera légalisée.

LE DUC, prenant le billet.

Allons, me voilà remboursé malgré moi ! Je vous rends les armes, maître Freeman.

BOURSET.

Maintenant, Monsieur, vous avez ma parole. Je vous donne la main de ma fille.