Aller au contenu

Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1855.djvu/307

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
73
JEANNE.

rêve brillant pour lui, je n’en suis pas moins occupée avant tout de son bonheur et de sa santé. Si j’étais certaine qu’il fût épris d’Elvire, je n’hésiterais pas à vous la demander pour lui.



Jeanne rougit et baissa les yeux. (Page 74.)

— Eh bien ! il en est épris certainement. Mais, pour vous parler vrai, cela est traversé par des bizarreries et des caprices. Vous voyez bien qu’il s’en occupe des jours entiers, et puis tout à coup il songe à autre chose : il fait des vers, il lit des romans avec sa sœur, il regarde la lune, il regarde Jeanne ; il voit que votre cerveau brûlé d’Anglais en est amoureux, et, dans ce mauvais air, il perd la raison. Tenez, ayez une volonté, renvoyez-moi vos deux péronnelles. Prenez deux servantes ayant cent cinquante ans entre elles deux, faites jeter au feu tous ces romans, exigez qu’au lieu d’aller se promener seul le soir à travers champs, Guillaume nous fasse compagnie assidue, et je vous réponds qu’avant deux mois il vous avouera qu’il aime ma fille. Mariez-les, faites-les voyager un peu, tête à tête, et vous m’en direz des nouvelles.

— Je vois bien, reprit madame de Boussac, que vous regardez Jeanne comme un obstacle à ce projet, et, si j’en étais sûre, quoiqu’elle m’ait rendu, en le soignant, de grands services… je la renverrais.

— Faites-lui un sort, mariez-la à un paysan, à votre balourd de Cadet, et tout sera dit.

— Je le veux bien ; mais si cela exaspère Guillaume ? je n’ose rien. Toute la nuit il a demandé Jeanne, et je vous avoue que cela m’a donné à penser que vous ne vous trompiez pas. La beauté de cette créature l’agite un peu trop.

— Eh bien ! dit la Charmois après quelques instants de silence, donnez-lui Jeanne pendant quelque temps, et il se calmera.

— Que je lui donne ! Mais ce que vous dites là est contraire à toute morale, à toute piété !

— Quand je vous dis de la lui donner, cela veut dire : laissez-la lui prendre. Une bonne mère doit veiller à tout, et quand un excès de sagesse est funeste, elle doit fermer les yeux sur certains égarements toujours inévitables et parfois nécessaires.

— Comment pouvez-vous me conseiller une pareille chose, quand vous venez de me parler d’un mariage avec Elvire ?