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Page:Sand - Albine, partie 1 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/13

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autour de moi, je ne les en ai pas détournés. Quelques-uns m’ont dit, après une courte expérience : « La femme est un enfant qu’il faut toujours amuser pour qu’elle vous aime, ou laisser à son confesseur pour qu’elle ne vous aime pas trop. » J’ai répondu : « Aimons pour être aimés », et je n’ai pas rouvert ma plaie par d’inutiles expansions.

Je suis donc résigné, n’en doutez pas. Mais je ne veux pas refaire l’expérience, car j’ai mal aimé, et je ne saurais probablement pas aimer mieux. On ne m’a pas appris à faire de l’amour un idéal et une poésie. On m’a laissé systématiquement ignorer les voluptés de la tendresse. J’ai aimé avec les sens, avant que mon cœur eût parlé et se fût révélé à moi-même. Mon intelligence, plus cultivée et plus développée que celle de la pauvre enfant qui fut ma femme, n’avait pas reçu la notion de la douceur et de l’attendrissement paternels, qui seule peut, dans ces conditions, unir et niveler deux âmes. J’avais accepté cette enfant comme mon égale, j’étais tout porté à la chérir et à l’admirer toujours. Pourtant je n’ai pas su me mettre à son plan et dissimuler mes exigences. J’ai senti mourir en moi l’affection que je n’avais pas su faire naître en elle. Je me fusse soumis à ses caprices pour la faire vivre, mais en souffrant d’abdiquer ainsi ma raison et ma conscience. Elle eût bien vu ma contrainte, et ne se fût jamais trouvée heureuse. Je ne me fusse jamais plaint d’elle, elle se fût plainte de moi toute sa vie.

C’est tant pis pour moi, je n’accuse jamais Dieu, donc je crois que tout le mal qui nous arrive vient de notre ignorance et que nos désastres sont notre ouvrage. Si, par une combinaison particulière de penchants et d’idées, je suis un être sombre, je dois me garder d’entraîner un autre être dans ma nuit. Il ne s’agit pas de savoir si je m’y trouve bien, il s’agit de n’associer personne à mon mal.

Vous me feriez souffrir, mon ami, si vous répondiez au fond de cette lettre et si vous aviez des réflexions sur ce que je viens de vous raconter. En blâmant la compagne que j’ai perdue, vous raviveriez des remords peut-être illusoires, mais très cruels. En me défendant vis-à-vis de moi-même, vous me rendriez peut-être injuste envers une mémoire que je veux respecter. De même