Aller au contenu

Page:Sand - La Filleule.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur fille. Elle avait la pureté tranquille d’une jeune vierge, à l’âge où les passions bouleversent le cœur ou l’imagination des femmes.

Quel sanctuaire de céleste chasteté que l’intimité de cette mère et de cette fille ! l’une qui pouvait dire à l’autre sans rougeur et sans tressaillement : « Oui, j’aime et je veux aimer ; » l’autre qui ne pouvait jamais craindre qu’une chose, c’est que sa fille ne fût pas aimée autant qu’elle le méritait.

Je travaillais avec délices à Saule. Nous nous séparions une heure après le déjeuner, et j’allais étudier dans ma chambre ou dans la campagne. Mais je préférais ma chambre, parce que, de temps en temps, j’entendais Anicée passer doucement sous sa fenêtre, ou rire et chanter au loin pour divertir sa Morenita. Avec certaines personnes, on se trouve investi du don de l’ubiquité intellectuelle. On se sent avec elles sans sortir de soi-même. Anicée ne m’a jamais dérangé d’aucun travail, et jamais aucun travail ne m’a distrait d’elle.

Nous nous retrouvions à l’heure du dîner avec un plaisir extrême. Pour bien savourer une société chère et précieuse, il faut la mériter par l’accomplissement soutenu d’un devoir.

L’âme humaine n’est pas faite, d’ailleurs, pour les félicités d’une constante effusion. Quand elle est assez forte pour ne pas s’y épuiser, elle s’y exalte, et la passion devient jalouse, exigeante, maladive. Le travail a été donné à l’homme comme le gouvernail de sa raison même et le stimulant de ses affections.

Nos soirées étaient délicieuses. Je jouais du piano entre chien et loup, sans vouloir permettre qu’on abusât de mon inspiration jusqu’à se blaser dans l’attention émue qu’on voulait bien m’accorder. On apportait les lampes et je faisais la lecture pendant que les femmes travaillaient. Madame Marange occupait dès lors le métier à elle seule ; Anicée avait toujours quelque nippe à coudre ou à broder pour son enfant. Après la lecture, nous causions plus ou moins sans tenir compte de l’heure, et minuit