Page:Sand - La Filleule.djvu/224

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Toi, enfant de la nuit, noir comme elle, beau comme une étoile, j’en conviens, mais haï et redouté de ceux qui se disent les fils de la lumière ? Eh bien, oui, nous sommes frères, il le faut bien ! Nous portons tous les deux au front le sceau de notre abjection, et, si on ne nous eût élevés par charité, nous irions par les rues demander l’aumône ou errer avec les chiens perdus des carrefours ! Ah ! vraiment, je suis une belle miss Hartwell ! c’était bien la peine de me donner tant de talents et de me façonner aux manières du grand monde ! Voilà ce que je suis, moi, une bohémienne ! Ah ! maudits soient les insensés qui se sont fait un amusement de me traiter ainsi ! Ils m’ont donné le goût de l’orgueil et les besoins de l’opulence. Que comptent-ils donc faire de moi ? Mamita parle de me marier. Vraiment ! avec qui donc ? Où trouvera-t-elle un homme de sa race, ayant quelque fierté, qui voudra se mésallier à ce point ? A-t-elle fait pousser en serre chaude, ou dans quelque ménagerie, un gitano débarbouillé comme moi de sa fange natale, et tout prêt à produire dans le monde la rareté d’un couple de notre espèce, civilisé à l’européenne et travesti à la française ?

Morenita éclata d’un rire amer, et, regardant le beau gitanillo, qui la contemplait d’un air indéfinissable, elle lui prit la main avec un mélange d’affection et de dépit, en lui disant :

— C’est grand dommage que tu sois mon frère ; car, en vérité, je ne vois que nous deux qui, au milieu de cette race d’étrangers et de maîtres, eussions pu nous consoler l’un par l’autre de cet esclavage doré, de cet abaissement montré au doigt !