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Page:Sand - La Filleule.djvu/268

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que Stéphen avait avertie (il est rusé aussi, Stéphen !), je ne me jetai pas dans le filet avec lui ; je suivis Stéphen, je m’attachai à ses pas. Je sus, dès le soir même, où tu étais, et comme quoi il était, lui, l’amant de ta maman. J’espérais que cette découverte servirait à mon père ; mais elle ne lui servit de rien. Il était pris. On m’observa bientôt moi-même, on m’arrêta et on me livra à celui qui me tuait mon père et qui me volait ma sœur. Tu sais le reste. Cet homme m’a fait élever ; il s’est établi mon bienfaiteur. Ces gens-là nous ont toujours traités comme des chiens, jetant à l’eau ceux de nous qui leur déplaisent, mettant les autres à l’attache et leur donnant du pain pour les faire grandir. J’ai ramassé le pain, j’ai léché la main du maître et j’ai brisé l’attache. N’est-ce pas là ce que tu as fait avec ta mamita ?

— Hélas ! oui, mon Dieu ! dit Morenita en fondant en larmes ; mais j’ai mangé le pain sans appétit, j’ai léché la main sans dégoût, et j’ai brisé l’attache sans plaisir. Ah ! je ne suis qu’à demi bohémienne, moi !

— Oui, oui, c’est vrai, reprit durement Rosario ; il y a du sang chrétien dans tes veines, pour ton malheur, pauvre fille ; car cela te rend lâche, et, au lieu d’aimer ton frère le gitano, tu aimes ton parrain, qui te crache au visage.

— Non, non, ce n’est pas vrai ! s’écria Morenita épouvantée de la pénétration de Rosario.

— Ne mentez pas ! reprit-il avec colère et en lui tordant le bras d’un air farouche. Ce n’est pas moi que l’on trompe. Je suis votre frère, le fils de l’homme que votre mère a trompé. Il m’avait fait jurer de vous tuer, j’ai violé mon serment, et, vous voyant si jolie, j’ai senti qu’au lieu de vous haïr, je vous aimais avec passion ; mais il faut oublier le chrétien, il faut le haïr, il faut m’aimer… ou bien, moi, je…

— Tu me tuerais ? dit Morenita glacée de terreur et essayant de fuir.