Page:Sand - La Filleule.djvu/274

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

protecteurs puissants et dévoués, chose impossible à un bohémien, ou que, pour gagner misérablement sa vie, il fallait piocher ou ramper toute sa vie, j’ai planté là irrévocablement les protecteurs obscurs ou tièdes, le métier pénible et impuissant. J’avais déjà voyagé en promenant ma petite science classique dans diverses contrées. J’étais gentil, je ne chantais pas mal ; mais il y en avait tant d’autres comme moi ! M. Stéphen ne me faisait espérer qu’un sort médiocre. Alors je suis reparti à pied et arrivé en guenilles au cœur de la bohème dans le faubourg de Cordoue qui est abandonné aux gitanos. Mes haillons étaient le costume de l’ordre ; j’ai été bien accueilli, grâce aux principales formules de nos rites originels, que je n’avais point oubliées. J’ai passé six mois parmi eux, voyant, écoutant, m’imprégnant de leur génie et laissant grandir mon inspiration. De là, j’ai été à Séville, où j’ai recueilli encore bien des richesses ; car je ne me bornais pas aux chants et aux danses des gitanos, je voulais aussi m’assimiler l’art espagnol dans ce qu’il a de primitif, dans ses origines moresques. Pauvre, sale, hideux, vivant de rien, j’étais heureux de travailler dans un galetas, écrivant avec un mauvais crayon sur du papier que je réglais moi-même par économie. J’ai parcouru aussi une partie de l’Allemagne et de la basse Pologne, étudiant les formes juives et tziganes. Toutes ces formes viennent originairement des pays que bénit le soleil et se tiennent par des relations plus étroites qu’on ne pense.

» Revenu en France, j’ai puisé dans mes souvenirs, j’ai composé, j’ai traduit, j’ai rajusté, j’ai imité, j’ai enfin créé ! J’ai essayé mes premières compositions devant toi, chez le duc. Les Français les ont admirées, les Espagnols les ont méprisées. J’étais heureux, j’avais réussi. C’était du gitano pur, et pourtant c’était de l’art. On l’a dit, on l’a senti, et, à présent, je suis mon maître. J’ai une spécialité unique où je brave toute espèce de concurrents. Je vais courir le monde avec mes chansons. Dans les endroits où je trouverai des auditeurs trop bar-