Page:Sand - La Filleule.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une femme affreusement belle de pâleur, de haillons pittoresques, d’expression farouche et de souffrance, était debout, adossée contre un des rochers, morne, les yeux fixés à terre, puis tout à coup levés vers le ciel avec un air de reproche et de malédiction inexprimables. Alors, à intervalles égaux, un rugissement sourd s’échappait de sa poitrine. Elle cachait aussitôt son front livide dans ses mains, elle crispait ses doigts maigres dans les flots noirs de sa rude chevelure éparse sur ses épaules. La sueur et les larmes coulaient sur son visage. Au-dessus d’elle, sur le rocher, un jeune garçon de neuf à dix ans et d’un beau type accentué, qui appartenait évidemment, comme sa mère, à la race errante et mystérieuse qu’on appelle improprement les bohémiens, semblait attendre un signal, ou chercher de l’œil un gîte secourable. Un petit mulet décharné paissait à deux pas de là. Ce groupe était l’image de la faim, de la détresse ou du désespoir.

Aux cris étouffés de la femme, nous avions doublé le pas. Je me hâtai de l’interroger ; elle me fit signe qu’elle ne comprenait pas. Elle ne savait pas un mot de notre langue : mais, d’un geste de découragement presque dédaigneux, elle nous engageait à passer notre chemin. Roque s’adressa à l’enfant. Il répondit en espagnol. Mais mon ami, qui avait étudié la philosophie universelle de la formation des langues, n’entendait d’autre langue vivante que la sienne.

— Viens là, me cria-t-il ; toi qui as étudié au hasard tant de choses, ne saurais-tu pas l’espagnol incidemment ?

C’était le mot dont il se servait pour railler les fragments sans ordre de mes connaissances superficielles. Je me sentais trop vivement ému pour partager son sang-froid. En toute autre rencontre, j’eusse récusé ma compétence ; mais il n’y avait là ni modestie ni mauvaise honte que la pitié ne dût faire taire. Je me hasardai à prononcer pour la première fois une langue que je lisais assez couramment et dont j’avais es-