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Page:Sand - La Filleule.djvu/59

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rer de me retrouver seul, et que je le trouverais court, m’eût bien étonné ; et voilà que je trouvais ce qui m’arrivait tout naturel, comme si j’eusse passé ma vie entre cette mère et sa fille.

Enfin, je pris mon chapeau de paille et demandai la permission de parler de Morena. J’exposai que, sans doute, c’était un grand bonheur pour elle de trouver une protection si brillante et si généreuse, mais qu’il y aurait peut-être un grand malheur à la suite : celui d’être élevée dans des conditions trop au-dessus de sa vraie condition, et de retomber dans la misère avec désespoir, avec opprobre peut-être, après avoir connu des douceurs trop grandes et caressé des rêves trop brillants.

— Vous parlez avez beaucoup de raison et de prudence, répondit madame Marange ; et je ne saurais vous faire un crime de ne pas nous connaître assez pour savoir que, si nous nous chargeons de cette enfant aujourd’hui, c’est pour ne l’abandonner et la négliger jamais. Prenez donc le temps d’avoir confiance en nous ; revenez !

— Ah ! madame, m’écriai-je, ce n’est pas là ce qui m’inquiète. Je vous connais toutes deux, à l’heure qu’il est. C’est dire que je crois en vous, que je suis sûr de votre persévérance dans la charité ; mais je vois comme on est heureux auprès de vous et comme on doit souffrir de vous quitter. Une telle existence rendra quiconque la goûtera si difficile sur tout le reste, qu’il vous deviendra impossible de la faire cesser sans briser une âme généreuse, ou sans aigrir un cœur égoïste. Que sera l’enfant de la bohémienne ? un ange ou un démon, dans les conditions où vous allez la placer ! Élevée par de pauvres gens, habituée aux privations, assujettie de bonne heure au travail, pourvu qu’elle soit protégée contre le vice et préservée de la misère qui y conduit, je voyais son avenir tout simple et assez clair. À présent, je ne le vois plus